... pour que les autres soient dociles
Ecrit le 12 janvier 2007
Ce que nous apprennent les « sans »
On voit aujourd’hui se développer une sociologie des « exclus », des « sans » : sans papiers, sans travail, sans logement, sans accès à la santé, à l’éducation, à la culture, sans droit à la différence (le handicap, par exemple) ...« sans rien »
Tous ceux qui sont « sans », c’est-Ã -dire des millions et des millions d’êtres humains, puisque la moitié de l’humanité vit avec moins de deux dollars par jour, ne se définissent donc pas ... par rapport à ce qu’ils sont ... mais ... par rapport à ce qu’ils n’ont pas.
Petit à petit, celui qui n’a pas devient celui qui n’est pas :
ce qui suggère que la privation en fait un être humain diminué.
Cela conduit à une société de l’étiquetage, où l’étiquette supplante l’homme.
Etre, c’est avoir.
Et si on raisonnait autrement ?
Dans notre société, il n’y a pas d’exclus, tout le monde est inclus, mais en des lieux différents. Celui qui est dans le besoin, celui qui va mal, qui n’a droit à rien, n’est pas exclu, il occupe la place qui est la sienne dans une société injuste.
Ciment social
Non seulement les « sans » ne sont pas exclus, mais ils sont l’élément sur lequel reposent nos sociétés car ils sont identifiés comme une source d’insécurité.
Ils sont le ciment
d’une société sans ciment.
â–º- Privés d’accès aux soins, ils inquiètent les intérêts des biens portants et du système de santé
â–º- Squatters ou privés de terres à cultiver, ils inquiètent les propriétaires ;
â–º- Privés de papiers, ils inquiètent les nationaux ;
â–º- Privés des biens élémentaires, ils inquiètent ceux qui y ont accès ;
â–º- Privés de travail, ils inquiètent ceux qui en disposent et servent d’arme de chantage pour imposer la précarité à tous.
Les « sans » assument une fonction sociale : ils incarnent l’insécurité, cette insécurité absolument nécessaire pour maintenir notre société de discipline et d’isolement.
Ils offrent l’image de ce qu’il ne faut devenir à aucun prix, justifiant une barbarie quotidienne, l’écrasement du voisin, l’acceptation d’un modèle de société qui menace toute l’humanité.
Par ailleurs, se croire un « inclus », un « avec », relève d’une illusion : l’immense majorité des « inclus », même très haut placés, ne vit que sous la menace de l’exclusion.
Inclusion et exclusion sont les deux faces d’une seule et même médaille, celle d’une société disciplinaire. Accepter qu’il y ait des exclus et des inclus implique d’accepter cette société disciplinaire.
Plus qu’une lutte catégorielle
La lutte des « sans » a marqué les esprits ces dix dernières années, mais elle reste aux yeux de la plupart des gens, y compris des principaux intéressés, motivée uniquement par le désespoir et par les nécessités de la survie.
Or, les « sans » sont porteurs de bien plus que d’une simple lutte catégorielle : au delà de la simple lutte pour la survie, ils ne sont plus ceux que l’on regarde, mais ils deviennent ceux qui regardent la société, qui l’interpellent.
Tout le monde se rend compte que la lutte des squatters, des sans-terres, des sans- papiers, est porteuse de quelque chose qui interpelle l’ordre injuste de notre monde.
Et pourtant, ces « exclus », mal représentés dans les instances contestataires internationales, n’ont pas encore conscience de leur légitimité à l’être.
Ils n’apparaissent pas non plus aux yeux des autres, au-delà de la sympathie qu’ils peuvent susciter, comme des acteurs sérieux, porteurs de nouvelles formes de sociabilité et constructeurs de mondes meilleurs.
Le capitalisme est en roue libre, et sa domination repose sur des fondations bien trop profondes pour qu’on puisse la réduire à un affrontement entre salauds et gentils.
Le changement ne relève pas d’un « il n’y a qu’Ã », mais nécessite au contraire une sérieuse production de pensée. Ce travail ne pourra venir que des « sans » et de leurs amis.
désirer autrement
A une époque confrontée à la raréfaction de l’eau, à une disparition de 50 % des espèces, à la fonte des glaces, à la dégradation de l’atmosphère, à des pollutions installées pour des millénaires, la seule résistance réelle, la seule subversion est de désirer autrement.
Si les gens continuent à se lever le matin - ou à ne pas se lever, d’ailleurs - pour les mêmes raisons qu’aujourd’hui, nous courons à la catastrophe.
Comment désirer autrement ?
Les « sans » ont des réponses à cette question.
Une majorité d’entre eux continuent à désirer être des « avec », à désirer là où on leur dit de désirer, et, de ce fait, ils restent des objets sociaux, Ils restent à la place où le système les veut. Ils restent dans l’illusion qu’il sont des exclus et qu’ils pourraient être des inclus.
Mais ailleurs, en Amérique du Sud, en Italie, à certains endroits en France, on voit se dessiner autre chose : un certain nombre de « sans », au lieu de s’accrocher au rêve de la consommation, construisent des foyers de solidarité.
Partout dans le monde de façon frappante, des gens disent : « nous avons cherché des moyens de survie, et avons trouvé une forme de vie supérieure ».
Je suis convaincu qu’il existe chez eux, à condition qu’ils deviennent des sujets, un contenu universel qui dépasse largement leurs revendications concrètes.
Un autre élément subversif de leur combat : ils assument le fait d’être sans utilité économique, et d’avoir pourtant droit à la vie. Dans leurs pratiques, ils revendiquent la profonde nature humaine, qui n’a pas à être utile : l’homme n’est pas un outil de production. Le revenu vital n’a pas à être déguisé en salaire.
Miguel Benasayag
Philosophe et psychanalyste, Miguel Benasayag est aussi un ancien combattant de la guérilla guévariste en Argentine, où il a passé plusieurs années en prison. Depuis son arrivée en France, à sa libération, il réfléchit inlassablement aux moyens de rester fidèle à l’exigence de liberté et de solidarité des luttes révolutionnaires passées, tout en tirant les enseignements de leurs échecs et de leurs errements.
Il clame qu’il ne faut surtout pas ressortir du placard les vieux schémas révolutionnaires... C’est à la révolution dans la révolution, à la puissance contre le pouvoir, au savoir contre l’information, que Miguel Benasayag nous invite : il ne faut pas, écrit-il, se préparer à prendre le pouvoir, attendre de grands soirs en obéissant à des « maîtres libérateurs » ; il faut, dans l’immédiat et sans attendre de lendemains qui chantent, chercher tout à la fois la puissance et la connaissance.
« La résistance alternative sera puissante dans la mesure où elle abandonnera le piège de l’attente », lit-on dans le « Manifeste du réseau de résistance alternative » lancé par son collectif « Malgré Tout ». (www.malgretout.collectifs.net).
Note du 13 janvier 2007
Les enfants de Don Quichotte ont mené une opération de sensibilisation sur le problème des SDF (sans domicile fixe). Voir les articles suivants :
http://www.lesenfantsdedonquichotte.com/v2/index.php
Tout a commencé le samedi 2 décembre 2006