Ecrit le 9 novembre 2005
L’ancêtre, l’ancien et Rodolphe
Il était une fois, sur les Marches de Bretagne, dans ce territoire-tampon entre la France et la Bretagne, un homme qui s’appelait « Rodolphe l’ancêtre ».
Il était maréchal-ferrant et forgeron de son métier. Il n’avait pas son pareil pour cercler les roues de charrette, ferrer les chevaux et arrimer ensemble deux blocs de schiste après les avoir taillés, pour en faire un rouleau destiné à niveler la terre. Il avait même appris à travailler le bois et savait livrer une charrue prête à l’emploi.
Il travaillait tout le jour et même une partie de la nuit, à la lumière de ce feu qui brûlait dans son antre et le faisait craindre comme un envoyé du diable sur terre.
Il n’y a que le dimanche qu’il ne travaillait pas. Il partait alors dans les bois des environs, à la cueillette des champignons, au ramassage des châtaignes et des faines. Il avait passé un accord avec le propriétaire pour faire un peu de bois. Petit à petit il partagea son activité entre la forge et la forêt, achetant des coupes de bois pour les revendre, en n’hésitant pas à emprunter autour de lui s’il le fallait. La guerre de 14 fit sa fortune : il fallait du bois pour étayer les tranchées où s’enterraient les hommes.
Le bois ... on en a tant besoin. Pour construire des meubles et des charrues, des charrettes et des bateaux. Le commerce du bois se faisant lucratif, l’ancêtre initia son fils, « Rodolphe le vieux » qui abandonna la forge paternelle pour ne plus se consacrer qu’au commerce des grumes. Avec son père il avait appris le nom des arbres. Il savait reconnaître les bois durs et les bois tendres, le chêne utilisé pour l’ameublement et la tonnellerie, le hêtre dont on fait les charpentes et les escaliers.
Rodolphe l’Ancien sut amplifier la fortune de son père. On le disait très très riche. Il n’avait souvent qu’Ã regarder pousser les arbres. Derrière ses apparences de dilettante, il savait gérer la forêt, replanter, essarter, mettre en coupe quand il le fallait, en embauchant de pauvres gens à qui il donnait le menu bois pour la cuisine et le chauffage. Il savait prêter de l’argent aussi, quitte à devenir propriétaire du bien (ferme ou château) quand le propriétaire ne pouvait plus rembourser.
Son plus gros défaut : il était noceur. N’hésitant pas à aller faire la fête loin de son petit bourg, plusieurs jours durant, avec le marchand de guenilles et le châtelain voisin, laissant à la maison son épouse (qui avait davantage le rôle d’une bonne à tout faire que celui de l’épouse d’un homme riche), et ses trois enfants, Berthe, Pierrette et Rodolphe le jeune.
C’est lors d’une de ces « java » qu’il fit la connaissance d’un agent d’assurances, surnommé « Le Marquis », plus jeune que lui et tout aussi fortuné. Soirées bien arrosées, filles à gogo, le Marquis était vieux gars mais pas opposé à un mariage.
Rodolphe l’Ancien lui proposa alors sa fille Berthe, pas très jolie peut-être, mais qui serait bien dotée. Pourquoi pas ? L’affaire était en bonne voie.
Un soir de « fiesta » la police coffra le Marquis, mais Rodophe l’Ancien avait de l’argent ... et le bras long .
De temps en temps la « java » se passait à la maison. L’épouse de Rodolphe l’Ancien était confinée dans sa cuisine à préparer le repas pour ces messieurs avec l’aide d’une pauvre femme des environs. Jalouse (on le serait à moins), elle envoyait les filles de cette femme voir si « les pouffiasses » étaient là ! Bien sûrqu’elles y étaient !
Au fil du temps la fortune de Rodolphe l’Ancien croissait et multipliait. Sa renommée dans le bourg correspondait à la vie qu’il menait. Mais cela n’empêcha pas les « autorités » de lui délivrer la légion d’Honneur. défilé militaire, cérémonie émouvante au Monument aux Morts : ce sont rarement les petites gens, qui s’échinent à travailler, qui sont ainsi distinguées aux yeux de la nation.
C’est alors que Rodolphe l’Ancien mourut d’un coup. D’une crise cardiaque en mangeant sa soupe. Pas de chance !
Le chef de famille se trouva être le plus jeune, le seul homme de la maison : Rodolphe le jeune.
Un soir le Marquis s’en vint à la maison, avec un gros bouquet, pour demander à Rodolphe le Jeune la main de sa soeur ! Coup de théâtre, :il ne mit pas le bouquet dans les bras de Berthe, mais dans ceux de ... Pierrette. Scandale, fureur de Rodolphe le Jeune. On raconte qu’il y eut bagarre et que la suspension électrique de la pièce en prit même un coup. Le Marquis prit la fuite, se promettant bien de revenir !
Mais cela ne devait pas se passer comme ça : la famille fit interner la pauvre Pierrette du côté de Strasbourg. Dame ! la fortune familiale donnait bien des facilités. En fait personne ne savait où était la jeune fille, sauf quelques personnes proches qui, scandalisées, réussirent à la faire sortir. Pierrette épousa ainsi le Marquis et ne remit plus les pieds à la maison.
Une question, cependant, n’était pas réglée : celle de l’héritage de Rodolphe le Vieux. Accepter l’héritage, c’était accepter le partage des biens entre les trois enfants. Or la famille souhaitait gêner Pierrette ! L’héritage resta donc en indivision : bois, forêts, fermes, étangs, scieries .... Tout resta en indivision, géré par des hommes de bien qui surent faire fructifier et prélever, à leur profit, d’importantes rétributions. Rodolphe Le Jeune, point très riche, se trouva même gêné une partie de sa vie, au point de faire vivre son épouse et ses enfants comme des rats dans un véritable taudis.
Avec le temps, Berthe mourut, sans déshériter sa soeur. Pierrette revint donc dans l’héritage ainsi que les enfants de Rodolphe le Jeune, qui, déçus de leur père, confièrent à Pierrette le soin de défendre leurs intérêts.
On en est là . Conflit de famille ? Qu’importerait après tout si cela n’avait pas des retombées sur la région. Les petites gens constatent que les forêts de « Monsieur Rodolphe » leur sont désormais interdites. Les chasseurs sont contents : ils ne sont plus gênés par les promeneurs.
B.Poiraud