Ecrit en septembre 2000
Comment les patrons ont mis les salariés à pied
C’est une manie chez les patrons : quand ils ne sont pas contents, ils mettent les salariés « à pied » que ce soit dans l’entreprise, par une période de « mise à la porte », ou dans le pays en bloquant ... les raffineries de pétrole, comme cela s’est produit dans la semaine du 4 au 9 septembre 2000.
Il y a quelques temps, quand les salariés routiers bloquaient les routes pour obtenir des avantages sociaux bien mérités, les patrons n’avaient pas de mots assez durs pour stigmatiser ces salauds de grévistes qui mettaient en péril l’économie du pays.
Mais cette fois-ci, ce sont les patrons qui ont bloqué toute l’économie du pays : Les patrons routiers, les patrons-gros-paysans, et d’autres : les dépôts d’essence et les raffineries ont été bloqués, il n’y avait plus d’essence dans les stations-service et les salariés roulaient... jusqu’Ã ce que s’allume le voyant rouge annonciateur de la panne sèche. Les avions étaient bloqués dans les aéroports, les étrangers en vacances chez nous se demandaient comment rentrer « at home », et ceux qui avaient absolument besoin (et envie de venir en France) comme les Irlandais d’Athlone, ont emporté avec eux des réservoirs de réserve pour permettre leur retour.
Certes les cours du pétrole ont flambé, mais l’Etat n’y est pas pour grand chose, l’augmentation des cours mondiaux frappe tous les pays qui en importent et plus particulièrement les 11 pays de la zone Euro. L’augmentation des cours touche tout le monde, les gros comme les petits, mais ce sont les gros qui réclament des avantages pour eux (et pas pour les petits !). Et tous ces patrons libéraux, qui déplorent toujours le « trop d’Etat », réclament tout-Ã -coup que l’Etat intervienne pour prendre en charge la hausse du fioul pour eux (pas pour l’automobiliste de base) . Lequel automobiliste de base, trouve que l’essence est trop chère, mais aimerait bien pouvoir en trouver ...
Patrons bloqueurs
Le gouvernement a rapidement appelé les patrons au sens de leurs responsabilités : « Il faut que les chefs d’entreprise (...) prennent la mesure, s’ils veulent poursuivre le blocage des sites pétroliers, des coups qu’ils porteraient à leurs propres entreprises dont ils disent qu’elles connaissent des difficultés alors que les carnets de commande du transport routier, grâce à la situation économique sont pleins », a-t-il dit. « Des coups qu’ils porteraient aux entreprises de transport de leur propre secteur, du handicap très grave qu’ils infligeraient à l’économie française qui est train de gagner la bataille du chômage », a-t-il poursuivi.
« Enfin qu’ils soient conscients qu’ils imposeraient aux Français une gêne extrêmement considérable que ceux-ci n’ont pas à supporter »
En fait, pendant que 4000 camions bloquaient les raffineries et dépôts, les gros patrons-bloqueurs, qui disposent de leurs propres stocks de carburant, ont continué à circuler tranquillement et à travailler. Leur chiffre d’affaires n’a pas baissé. Mais ce sont les petites entreprises ont souffert de cette situation. Les loueurs de voitures se sont retrouvés avec des véhicules en panne sèche un peu partout en France. Des tournées de facteurs ont dû être annulées. Chronopost ne pouvait plus assurer ses livraisons sur le tiers des départements français. L’approvisionnement des usines « en flux tendu » a été perturbé, les producteurs de fruits et légumes frais ont commencé à voir pourrir leurs produits ....
Ni écoutés ni respectés ??
Le Medef (patronat) de Loire-Atlantique, qui n’est pas des plus ouverts, a justifié le mouvement en disant que « les entrepreneurs ont le droit à la colère car ils ne sont plus écoutés ni respectés » . Sans blague ! Les salariés des transports, eux, ont déclarés être surpris de ce que l’Etat « cède plus rapidement devant les actions patronales qu’il ne le fait devant les actions des salariés ».
« Est-il acceptable qu’une grande partie de transporteurs qui ignorent la réglementation sociale perçoivent des aides sur le carburant ? Est-il normal que nombre d’entreprises qui n’appliquent pas les accords signés par leurs représentants patronaux bénéficient des aides de l’Etat ? », s’interroge la CFDT dans un communiqué.
La CFDT-Route, syndicat majoritaire chez les routiers, « exige que les réductions obtenues par les patrons ne bénéficient pas aux chargeurs mais servent à améliorer les conditions sociales des salariés du transport ». L’organisation syndicale réclame notamment « l’amélioration des conditions de travail et de la sécurité, la majoration des heures de nuit, la prise en compte des coupures obligatoires dans le temps de travail, l’augmentation des salaires, et un treizième mois pour tous ».
De son côté le secrétaire général de FO, Marc Blondel, a fait remarquer que ces patrons-bloqueurs « sont pour le libéralisme absolu, mais quand ça leur coûte trop cher, ils veulent que les fonds publics leur garantissent leurs revenus ». En outre, « ils essaieront d’en faire payer un petit peu par les salariés. Ils continueront à exploiter leur entreprise par le dumping social », a-t-il ajouté
Toujours selon FO, on a même vu des patrons « imposer à leurs salariés de prendre leur reliquat de congés annuels en attendant des jours meilleurs » et certains transporteurs ont demandé « aux salariés d’avancer les fonds (pour l’achat de carburant) sur leur argent personnel ». Les salariés n’ont pas à faire les frais de frasques patronales.
Choc ou commotion ?
Durant le conflit des voix se sont élevées pour réclamer une levée de l’embargo sur le pétrole irakien. A juste titre, certains politiques comme Georges Sarre, président délégué du Mouvement des citoyens (MDC), ont déclaré : « Devant ce troisième choc pétrolier, il faut immédiatement développer l’offre. La levée de l’embargo sur l’Irak s’impose ». M. Sarre a estimé qu’en France " le prix de l’essence doit être garanti dans une fourchette raisonnable, aux professionnels comme aux particuliers
On peut cependant se demander si le prix du pétrole, actuellement, constitue un « choc pétrolier » ou une forte commotion.
En 1980 le prix du baril était de 36 $ et il est aujourd’hui de 34 $, alors, où est le problème ?
C’est que le prix du brut avait fortement baissé (jusqu’Ã 10 $) et qu’il a recommencé à grimper. Depuis janvier 1999, les prix de revient des routiers (mais aussi des salariés qui ont absolument besoin de leur voiture) se sont envolés de 15 %. Sous l’effet d’un triplement des cours du brut, qui sont passés de 10 dollars à 34 dollars, le litre de gazole a augmenté de 35 %, soit 1,50 franc en dix-huit mois.
Mais si le carburant est si cher, c’est aussi la faute à l’Euro. Avant l’indexation du Franc sur l’Euro, le Dollar valait environ 5 Francs. Depuis que le Franc est indexé sur l’Euro, le Dollar a fini par valoir 7,40 Francs. Le pétrole se paye en Dollar. Donc, à cause de l’indexation du Franc sur l’Euro, le baril coûte 50 % plus cher qu’auparavant !
Pourtant on ne peut pas vraiment parler de choc pétrolier. Depuis la désindexation des salaires et la libération des prix et de la concurrence, dans les années 1980, l’impact d’une flambée des cours du brut sur l’économie n’est plus le même. L’enchaînement « cours du pétrole-prix de revient-prix de vente-salaires », qui alimentait l’inflation, a été brisé. Du coup, le choc se concentre sur quelques maillons faibles de la chaîne, ceux qui ne peuvent pas se passer du pétrole comme source d’énergie. Le transport routier est de ceux-là , mais il n’est pas seul dans ce cas.
C’est encore le social qui coince
Ce qui complique les choses, c’est que la libéralisation totale du transport routier en Europe, en juillet 1998, ne s’est pas accompagnée d’une harmonisation sociale, notamment en matière de temps de travail. Aujourd’hui, les routiers espagnols ou belges, par exemple, ont le droit de rouler plus de 70 heures, contre un maximum de 56 heures en France. Le différentiel avec les pays de l’Est est encore plus important. Un chauffeur routier y coûte en moyenne, charges comprises, 4500 francs contre plus de 18 000 francs en France ! Certains transporteurs se sont engouffrés dans la brèche, comme l’allemand Willy Betz, qui fait rouler ses camions en quasi-continu en les faisant conduire par des équipages de chauffeurs ...bulgares, qui se relaient au volant.
Malgré tout cela, le transport routier demeure, en France, l’un des grands secteurs créateurs d’emplois, bénéficiant à plein de la croissance économique et de l’évolution technologique (flux tendus, commerce en ligne...). En 1999, 10 % des offres d’emplois proposées par les transporteurs n’ont pas été satisfaites. Les besoins sont évalués à 25 000 postes de conducteurs cette année.
Ernest se fâche !
Du côté du Patronat, les blocages des dépôts d’essence par les patrons routiers n’ont pas fait l’unanimité chez les autres patrons. Le président du Medef (patronat) Ernest-Antoine Seillière, a violemment condamné, jeudi 7 septembre, les manifestations des patrons-bloqueurs en estimant qu’il faut « rapidement mettre un terme à des comportements qui sont dangereux pour la France, dans son économie ». Cette déclaration n’a pas plu . Il va y avoir de l’eau dans le gaz...ole, au MEDEF !
Les petits commerçants se sont plaints aussi, mettant en avant le fait qu’un week-end de septembre, surtout le week-end de la rentrée, est très important pour eux, et qu’ils ne peuvent se permettre de rater des ventes.
Ces déclarations n’ont pas empêché des débordements de toutes sortes : on a vu dans certaines villes des boulangers et des restaurateurs entrer dans la bagarre et le blocage du pays. C’est du n’importe quoi ! Ce ne sont pas toujours les plus malheureux qui manifestent : ce conflit des patrons-bloqueurs a tourné à l’affrontement politique, à la Chilienne, certains essayant ainsi de mettre en péril le gouvernement Jospin malgré les excellents résultats obtenus par celui-ci depuis qu’il est Premier Ministre.
Le premier Ministre a dû jeter du lest. Accorder des avantages aux patrons-routiers, aux taxis, aux paysans. Malgré cela, les barrages pétroliers ont persisté et ce n’est que samedi 9 septembre dans l’après-midi que la situation a commencé à s’améliorer. Mais on estime qu’il faudra 2 à 3 jours (voire une semaine pour les plus éloignées) pour ravitailler les 17 000 stations service de l’Hexagone.