Ecrit en 2000
Comment ça va, les enfants ?
A l’aube du XXIe siècle, l’UNICEF (organisme des Nations Unies s’occupant de l’enfance) a dressé un bilan de la situation des enfants dans le monde. Un bilan en demi-teintes où alternent le constat d’évolutions très positives mais aussi celui d’échecs massifs, indiscutables. La certitude qu’aucun progrès durable en faveur des enfants ne peut être obtenu sans une volonté politique s’impose aujourd’hui plus que jamais devant le fléchissement de l’aide au développement.
1) DES PROGRÈS INDISCUTABLES
Les progrès observés dans le domaine de la protection des enfants en cette fin de siècle s’observent dans plusieurs domaines :
1. Progrès dans le domaine de la survie des enfants
Depuis cinquante ans, des millions d’enfants ont été sauvés de la maladie et de la mort grâce aux progrès de la santé publique et de l’hygiène : vaccination, nutrition, accès à l’eau salubre et à l’évacuation des déchets, etc. Pour ne prendre que quelques exemples, dans 125 pays, près de 80 % des enfants sont aujourd’hui vaccinés contre les maladies les plus meurtrières. La poliomyélite est sur le point d’être éradiquée, la rougeole a reculé de 85 % au cours des 10 dernières années et le tétanos néonatal de 25 %. Douze millions d’enfants ont été sauvés de l’arriération mentale par l’adjonction d’iode dans leur nourriture. La cécité provoquée par la carence en vitamine A a considérablement régressé.
2. Progrès dans le domaine de l’éducation
Le nombre d’enfants scolarisés dans le monde n’a jamais été aussi important qu’aujourd’hui. En particulier, la scolarisation des filles a progressé dans des parties du monde où elle est particulièrement en retard sur celle des garçons, notamment en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud.
3. Progrès dans le domaine de la protection juridique
Depuis 1989, le monde dispose d’un instrument de droit international, la Convention des Droits de l’enfant. Ce traité a aujourd’hui force de loi dans tous les pays du monde sauf deux. Le principe essentiel de ce texte, contenu dans la formule : « L’intérêt supérieur de l’enfant », qui doit guider toutes les décisions, est à présent au cœur des politiques menées en faveur de l’enfance. Dès 1990, 71 chefs d’État et de gouvernement réunis en un « Sommet mondial pour les enfants » à New York, sur l’initiative de l’UNICEF, ont adopté une série d’objectifs concrets pour faire entrer dans la réalité les principes généraux de la protection des enfants.
Depuis 1990, 117 pays ont adopté des « plans d’action nationaux » en faveur des enfants et de nombreux pays ont remanié leur droit interne pour le mettre en conformité avec les principes de la Convention. Des débats relatifs à la protection des enfants ont aujourd’hui cours aussi bien au Conseil de sécurité qu’Ã l’Assemblée générale des Nations Unies, ce qui constitue une novation radicale.
Les efforts se multiplient à l’échelle internationale pour porter, grâce à un protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, de 15 à 18 ans l’âge de la conscription dans les armées. Enfin, depuis 1998, le Tribunal pénal international peut poursuivre comme criminels de guerre tous ceux qui, dans un conflit armé, recrutent et exploitent comme soldats des enfants de moins de 18 ans.
Bien d’autres exemples de progrès pourraient être cités, dans de nombreux pays ou dans des régions entières. Malheureusement ces progrès sont entravés par des échecs dont la gravité rend la fin du XXe siècle particulièrement sombre pour des millions d’enfants.
2) DES ÉCHECS INACCEPTABLES
Ces échecs, qui interdisent toute autosatisfaction, sont particulièrement flagrants dans certains domaines.
1. Mortalité infantile et maternelle
Quoique atténuée par les énormes efforts des dernières décennies, la mortalité des jeunes enfants demeure à des niveaux inacceptables. Actuellement, 30 500 d’entre eux meurent chaque jour de malnutrition et de maladies infectieuses banales. En outre, 585 000 femmes meurent chaque année de causes liées à la grossesse ou à l’accouchement, laissant derrière elles des millions d’orphelins.
2. Discrimination contre les femmes et les petites filles
Cette discrimination subsiste dans le monde entier, plus marquée dans certaines régions que dans d’autres, et se traduit par un moindre accès à l’éducation pour les filles, parfois un moindre accès aux soins et à la nutrition et parfois même par l’élimination de fÅ“tus ou de bébés en raison de leur appartenance au sexe féminin. On estime ainsi que 60 millions de femmes ont déjà été éliminées en raison de leur sexe, notamment en Asie du Sud où continuent de se pratiquer infanticides et « fÅ“ticides » de fÅ“tus féminins. Cette dernière pratique est utilisée dans 27 des 32 États indiens. Au Bihar et au Rajasthan, la proportion est tombée à 60 filles pour 100 garçons.
3. Manque d’accès à l’éducation
A l’heure actuelle, 130 millions d’enfants sont privés de tout accès à l’école : 60 % de ces enfants sont des filles. D’autre part, de très nombreux enfants abandonnent l’école en cours de route, perdant ainsi le bagage scolaire qu’ils avaient pu acquérir et qui n’aura pas été consolidé par un nombre d’années suffisant de fréquentation scolaire.
4. Travail et exploitation des enfants
L’exploitation des enfants est bien entendu liée à l’insuffisante capacité de l’école à accueillir tous les enfants. Aujourd’hui, 250 millions d’enfants de 5 à 14 ans travaillent et sur ce total 50 à 60 millions d’enfants âgés de 5 à 11 ans effectuent des tâches dangereuses.
5. Les ravages du SIDA
Chaque semaine, 250 000 enfants et adolescents dans le monde sont infectés par le virus du SIDA, soit environ 8 500 par jour. Quelque 2 500 femmes en meurent, chaque jour également. L’épidémie est particulièrement meurtrière en Afrique subsaharienne où 2 millions de personnes en sont mortes pour la seule année 98 et où 22,5 millions de personnes vivent avec le virus du SIDA, séropositives ou déjà malades.
Dans le monde d’aujourd’hui, 12,6 millions d’enfants de moins de 15 ans sont orphelins (de mère ou de leurs deux parents) en raison du SIDA. Près de 10 millions d’entre eux sont des enfants africains. Ces enfants auront dû non seulement assister aux derniers moments de leurs parents mais aussi faire face à une pauvreté accrue, à l’abandon, à la déscolarisation et parfois même à la captation de leur héritage par des adultes de leur entourage. Bien souvent, ils n’ont plus que la rue pour foyer.
6. La persistance de l’exploitation sexuelle
L’exploitation sexuelle commerciale de mineurs demeure un fléau dans bien des parties du monde, aggravé en certains points par l’épidémie de SIDA qui fait rechercher par certains des victimes de plus en plus jeunes. Ainsi, il n’est pas rare que de très jeunes filles de 10 et 12 ans doivent, sous la contrainte et les coups, subir des relations sexuelles avec une vingtaine d’adultes au cours d’une seule journée. Elles en ressortent bien entendu brisées et bien souvent contaminées par des maladies vénériennes, au premier rang desquelles le SIDA.
7. L’aggravation des guerres et de la violence
Au cours de la dernière décennie, plus de 2 millions d’enfants sont morts du fait des guerres, qui ont aussi handicapé à vie plus de 6 millions d’autres enfants, et traumatisé bien davantage encore. Pour le seul continent africain, une trentaine de conflits meurtriers ont surgi depuis 1970, aggravés par les différends territoriaux et la recherche de richesses minérales.
Toutes les guerres sont des guerres contre les enfants, qui en sont les premières victimes, d’autant qu’elles utilisent des armes aveugles, comme les mines antipersonnel, qui continuent à mutiler et à tuer. En outre, dans un nombre croissant de conflits, des enfants sont recrutés comme soldats.
8. Pauvreté, inégalités
Ni la pauvreté ni l’inégalité n’ont diminué au cours des dernières décennies, bien au contraire ; en 1960, l’écart entre les 20 % les plus riches de la population mondiale et les 20 % les plus pauvres était de 30 pour 1 ; en 1997, il était de 74 pour 1. Cet écart a donc plus que doublé en près de 40 ans.
Pour la seule période 1994-1998, les 200 personnes les plus riches du monde ont doublé leur capital net, qui dépasse aujourd’hui 1000 milliards de dollars. En revanche, dans d’immenses parties du monde, la pauvreté ne cesse de s’accroître. Ainsi dans l’ex-Union soviétique et en Europe orientale, 120 millions de personnes, soit 30 % de la population, sont tombées dans la misère depuis 1990. Au total dans le monde, 600 millions d’enfants vivent dans la pauvreté absolue (1,2 milliard d’individus au total).
9. Le poids de la dette
La dette extérieure des pays les moins avancés ne cesse de s’alourdir. Elle est passée de 62,4 % de leur PNB en 1985 à 92,3 % en 1997. Selon une étude réalisée par l’UNICEF dans 30 pays en développement, près des deux tiers consacreraient davantage de fonds au remboursement de leur dette qu’aux services sociaux de base.
10. La baisse de l’aide au développement
L’aide au développement, loin d’atteindre le niveau souhaité de 0,7 % du PNB des pays industrialisés, a chuté d’un tiers depuis 1986 et s’établissait en moyenne à 0,22 % en 1997, pourcentage le plus faible depuis 1970 ; une baisse particulièrement marquée depuis 1992. Dans le même temps, le PNB des principaux pays industrialisés progressait de 30 % en moins de 10 ans, ce qui rend la baisse de l’aide particulièrement scandaleuse.
Pourtant, si le monde voulait s’en donner les moyens, il saurait à la fois accélérer les progrès déjà constatés et atténuer rapidement l’énormité des échecs dont les enfants sont les premières victimes. Bien des évolutions pourraient ainsi être inversées en une génération
3) A PORTÉE DE LA MAIN
1. Fixer de nouvelles priorités
L’accès aux services de base — c’est-Ã -dire avant tout les services de santé, d’hygiène et d’éducation — dont les femmes et les enfants ont un besoin impératif, n’est encore que rarement une priorité absolue. Dans une économie mondiale estimée aujourd’hui à 25 000 milliards de dollars, l’accès généralisé aux services sociaux de base pourrait n’exiger que 0,2 % du revenu mondial, ou 1 % du revenu des pays en développement.
L’UNICEF et ses partenaires ont défini depuis quelques années l’objectif 20/20, qui consisterait à affecter 20 % de l’aide extérieure aux services sociaux de base et demanderait aux pays en développement d’y affecter également 20 % de leur budget. A l’heure actuelle, selon une enquête menée par l’UNICEF dans 27 pays, seulement cinq (Belize, Burkina Faso, Namibie, Niger et Ouganda) remplissent cet objectif.
De leur côté, les pays industrialisés devraient s’engager dans une politique volontaire de reprise de l’aide extérieure et d’allégement de la dette des pays les plus pauvres. Un mouvement a été amorcé en ce sens à la réunion des dirigeants des pays les plus industrialisés, à Cologne, en mai 1999 et le Fonds monétaire international de son côté a promis des allégements de dettes. De telles initiatives doivent impérativement être poursuivies.
2. Agir massivement contre le SIDA
Les interventions qui devraient permettre une lutte enfin efficace contre la maladie sont très loin d’être à la hauteur de la gravité du fléau. En 1996 et 1997, les pays donateurs ont affecté 350 millions de dollars à la lutte contre le SIDA. A titre de comparaison, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et les pays industrialisés ont accordé 60 milliards de dollars à la République de Corée pour se relever de la crise asiatique. Des sommes considérables seraient pourtant nécessaires pour mener des actions présentées à grande échelle, prendre soin des orphelins, décupler les efforts de dépistage, permettre l’accès aux thérapeutiques déjà disponibles, soutenir ceux qui luttent contre l’extension de la maladie, intensifier la recherche vaccinale, etc.
3. Faire la guerre à la guerre
Alors même que de nombreux pays du monde acceptent de consacrer des sommes colossales à leur effort de guerre, leurs dirigeants sont extrêmement réticents à s’engager dans les efforts de démobilisation, de démilitarisation pourtant indispensables. Investir dans l’effort militaire ne pose pas souvent de problèmes, alors qu’affronter le coût de la paix et de la reconstruction paraît inabordable. où est la priorité ?
4. Investir dans le développement préscolaire
Les besoins des très jeunes enfants, au cours des premiers mois et années de leur vie, se situent aussi bien dans le domaine du développement physique que psychique. L’attention aux premières années de la vie, la stimulation précoce, souvent sous-estimée par rapport aux besoins physiologiques, requiert une attention beaucoup plus soutenue que ce n’est le cas aujourd’hui.
5. Investir dans l’adolescence
Autre âge critique de la vie, l’adolescence a souvent été négligée dans les efforts de développement. Plus d’un milliard d’êtres humains, soit un sixième de l’humanité, sont âgés de 10 à 19 ans. Porteurs d’idées nouvelles et d’une formidable énergie, ils représentent l’une des ressources les plus sous-utilisées de la société. Ils sont pourtant au carrefour de toutes les problématiques : exploitation dans le travail, risques de contamination par le Sida, risques de mariages et de grossesses précoces, risques de recrutement forcé dans les armées ou les mouvements rebelles. Ils détiennent pourtant, en eux-mêmes et pour peu qu’on les aide, bien des solutions aux problèmes de notre temps.
Encore faut-il soutenir leurs efforts et notre monde n’y est pas toujours prêt. Bien souvent, les adolescents découvrent qu’ils ne peuvent plus compter que sur eux-mêmes, qu’ils n’ont aucun poids politique et qu’ils ont perdu le soutien familial et communautaire dont bénéficient les jeunes enfants. C’est cette tendance qu’il convient d’inverser.
En conclusion, tout démontre que seule la volonté politique, au sud comme au nord de la planète, permet de faire évoluer le cours des événements dans un sens favorable aux enfants. C’est à cette volonté politique que l’UNICEF en appelle aujourd’hui.
Alertez les enfants
Comme il l’avait fait en 1990, l’UNICEF s’apprête à rassembler en 2001, à New York, un sommet auquel seront conviés non plus seulement des chefs d’État et de gouvernement, mais tous ceux qui détiennent une influence et un pouvoir déterminants sur le sort des enfants.
Il s’agira donc des responsables politiques mais aussi des dirigeants du secteur privé, des leaders religieux et intellectuels et des enfants eux-mêmes qui ont enfin leur mot à dire sur le monde où ils veulent vivre.
(extraits du rapport de l’UNICEF)