Ecrit le Ecrit le 29 novembre 2017
Les collusions mortifères entre industriels et chercheurs
Annie Thébaud-Mony est une chercheuse en santé publique, elle est venue à Nozay le 6 novembre pour le film-débat : les Sentinelles. Elle considère que son travail de sociologue doit « servir » un objectif politique d’amélioration de la santé des populations et de réduction des inégalités sociales de santé, notamment celles liées aux expositions professionnelles.
Parmi ses nombreux écrits, elle a consacré, en 2014, un ouvrage présentant non pas comment la science a « servi » la santé publique, mais comment un certain nombre de scientifiques ont en fait été « asservis » par de grands groupes industriels qui ont mis d’énormes moyens en œuvre afin que des connaissances scientifiques apportant la preuve de la toxicité des produits utilisés : plomb, amiante, nucléaire, pesticides, et autres produits chimiques : soient contredites, voire discréditées , afin de ne pas stopper leur logique industrielle de profit.
La production du doute
Dans la première partie de son livre, Annie Thébaud-Mony retrace les étapes qui ont conduit à la « production du doute » par les industriels, avec la complicité de chercheurs ayant construit leur notoriété scientifique au sein de laboratoires ou structures financés par ces derniers. Il est frappant de constater que, quel que soit le sujet, la logique observée est la même, retracée dans l’ouvrage dans une perspective mondiale.
En premier lieu, le lien entre la survenue d’atteintes à la santé et l’exposition à une substance toxique est soupçonné, puis mis en évidence et démontré par des médecins et des chercheurs qui, dans une démarche scientifique claire, cherchent des cas similaires, croisent les expertises et finissent par publier leurs résultats dans des revues scientifiques réputées. Pour l’amiante, l’asbestose chez les ouvrières de l’industrie textile de l’amiante a ainsi été mise en évidence en Angleterre en 1927.
Le deuxième temps est alors celui de la contradiction de ces premiers résultats, non pas dans une démarche scientifique de contre-expertise rigoureuse, mais par l’enrôlement méthodique de scientifiques et de médecins visant à porter le discrédit sur les chercheurs ayant identifié le caractère délétère de la substance en question. La mise en place du « Comité permanent amiante » en France, réunissant des « scientifiques » asservis, a ainsi fait illusion durant des décennies sur la « non dangerosité » et « l’usage contrôlé » de l’amiante.
Cette stratégie du doute s’avère alors payante pour les industriels, car elle entraîne une longue période de déni administratif et politique, caractérisé par une absence de réaction de l’Etat et de ses institutions dites « de santé publique », qui laissent le doute profiter aux firmes faisant des profits, au lieu de mettre en œuvre un principe de précaution.
Ceci conduit à laisser exposer des milliers de travailleurs : ainsi que leurs proches et les riverains, par la poussière environnante : à des substances toxiques, autant de maladies et de morts qui auraient pu être évitées. En France, il faudra attendre 1997 pour que l’amiante soit interdite.
L’invisibilité des effets sanitaires ainsi produite réduit au silence des milliers de travailleuses et travailleurs et leurs proches, qui tombent malades sans que soit posée la question du lien entre leur maladie et l’exposition professionnelle. Cette invisibilisation du travail dans l’étude des maladies est ainsi une construction sociale, impliquant des jeux d’acteurs aux pouvoirs inégaux.
Une connaissance pour l’action
L’histoire de la reconnaissance des atteintes à la santé liées au travail est une histoire de luttes, où des contre-pouvoirs scientifiques, citoyens et parfois syndicaux se sont organisés. Annie Thébaud-Mony, sociologue à l’Inserm, et Henri pézerat, toxicologue et physico-chimiste au Cnrs : décédé en 2009 et à qui elle rend hommage dans ce livre qu’ils auraient souhaité écrire à deux : sont deux chercheurs essentiels dans la construction de ces contre-pouvoirs, en France et à l’échelle internationale. La deuxième partie du livre retrace les étapes clés de leur activité scientifique, qui s’est développée à l’articulation de leurs travaux de recherche et de leurs engagements citoyens dans des réseaux associatifs, et, quand ce fut possible, avec le mouvement syndical.
Sur le nucléaire, le travail minier, les risques chimiques, l’amiante ou les cancers liés au travail, le livre d’Annie Thébaud-Mony retrace les combats scientifiques et citoyens menés : et restant à mener : pour que ces enjeux de santé publique soient
enfin posés comme tels.
Une responsabilité politique
Au-delà du lobbying organisé par les grands groupes industriels, au-delà de la façon dont des scientifiques peu scrupuleux se sont laissé prendre dans leurs filets, le livre d’Annie Thébaud-Mony met à jour la responsabilité du politique : à chaque fois, l’Etat n’a pas réagi, s’en remettant à des comités présentés comme « scientifiques » mais n’ayant d’autre but que de retarder l’interdiction de l’usage du produit. La responsabilité politique est aussi à pointer au plan international, le débat actuel sur le glyphosate montre que c’est à l’échelle européenne que les lobbyings œuvrent.
Lorsque les connaissances existent sur la toxicité d’un produit, pourquoi ne pas mettre en place un véritable dispositif de suivi post-exposition pour les populations concernées (travailleurs et riverains) ? Pourquoi attendre que les victimes silencieuses finissent par exister collectivement pour agir ? A l’image de ce que montre bien le film « Les Sentinelles » (2017), réalisé par Pierre pézerat, fils d’Henri pézerat, l’association qui porte aujourd’hui le nom de son père contribue à ne pas laisser les personnes malades isolées et dans l’invisibilité, mais à œuvrer pour que ces « sentinelles », qui sont hélas la preuve de la toxicité de substances présentes dans nos environnements, soient accompagnées dans leur combat pour la reconnaissance, pour la connaissance et la justice sociale.
Dans les exemples présentés dans l’ouvrage, comme dans de récentes « affaires » de santé publique comme le médiator, les médecins apparaissent comme un maillon-clé pour briser le silence et l’isolement des victimes.
Pour conclure, souhaitons que le conseil que le médecin italien Bernardino Ramazzini donnait à ses confrères en 1700, soit entendu : « Ecoutons Hippocrate sur ce précepte : » Quand vous serez auprès du malade, il faut lui demander ce qu’il sent () « qu’Ã ces questions, il me soit permis d’ajouter la suivante : quel est le métier du malade ? () Je remarque ou qu’on l’oublie assez souvent dans la pratique, ou que le médecin, qui sait d’ailleurs la profession du malade, n’y fait pas assez attention, quoiqu’elle soit capable d’influer beaucoup sur le succès de la cure. »
V. Daubas-Letourneux