Ecrit le 10 décembre 2008
« O mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge » disait Franz Fanon.
c’est avec cette phrase quelque peu provocante qu’Anne Perraut-Soliveres a apporté son témoignage, le 27 novembre à Châteaubriant devant une soixantaine de personnes. Infirmière de formation, Anne Perraut a longtemps cherché sa voie « j’avais appris des techniques mais je me trouvais très démunie face aux patients, j’ai cherché des formations complémentaires sans rien vraiment trouver. On m’avait donné des certitudes, moi j’ai cultivé le doute. L’école d’infirmières est une école de la soumission, moi je cherchais la réflexion. c’est à l’école des cadres que je l’ai trouvée. Et aussi en travaillant de nuit. c’est dur la nuit mais il y a un peu moins de pression que le jour, davantage de temps pour communiquer avec les patients ».
Jeune infirmière, Anne Perraut était très idéaliste, comme les autres. Petit à petit elle a découvert la grande souffrance qui existe dans l’institution hospitalière. « Bien sûril y a eu progrès des conditions de travail, les rapports avec les médecins se sont assouplis. Et en même temps la déshumanisation s’est accentuée au point de créer une désaffection pour les métiers du soin ».
Le temps le temps ...
Le métier de soignant a de fortes contraintes d’horaire (horaires de nuit, horaires irréguliers, etc), mais le pire est ailleurs : « Il faut toujours se dépêcher, alors même que les malades ont des fonctions ralenties. Seule la ligne budgétaire compte. Le malade n’est plus qu’un numéro ou une maladie : c’est la prostate du 125 ». « Le malade est devenu le prétexte à faire tourner une belle machine médicale, et ses ramifications technico-commerciales lucratives » alors que, ce que les gens demandent, c’est d’être entendus avec humanité.
Lorsque changer les couches d’une personne se substitue à lui « dire bonsoir » et tient lieu pour l’essentiel de la relation, nous pouvons difficilement prétendre la soigner, au sens de prendre soin d’elle.
Cette « maltraitance » (au sens de : pas bien traiter), due au manque de temps, engendre une profonde insatisfaction des malades, aggravée par la nouvelle idéologie qui tend à prendre le contrôle de la « santé », la considérant comme une industrie : « l’hôpital est une entreprise comme les autres, qui produit des soins, qui a des clients ». Le « client » considère alors l’hôpital comme un hôtel.
« Les conditions de travail inégales d’un instant à l’autre sont souvent à l’origine de malentendus avec les malades. Ainsi il est difficile de faire admettre à quelqu’un que si le lait est froid ce matin, ce n’est pas par négligence mais parce qu’un autre malade a mobilisé l’attention ».
Récrimination
Insatisfaction entraîne récrimination de la part des malades : « Nous n’avons plus la gratitude que nous avions autrefois et qui nous faisait accepter les souffrances, les risques, les charges du métier » disent les infirmières. Alors les soignants ne tiennent plus, fatigue, dépression, dévalorisation. « Nous avons le sentiment de ne pas être à la hauteur, nous croyons que cette souffrance est due à nos insuffisances personnelles ». Mais en fait c’est le collectif qui va mal, dit Anne Perraut.
Le système médical en arrive à être un terrain de conflit, chaque soignant cherchant sa place : entre les aide-soignantes faisant désormais tous les soins d’hygiène ... les médecins qui, par peur du chômage, veulent saisir certains techniques ... les infirmières qui voient leur champ d’action rétrécir. Sans parler des agents hospitaliers
Les soignants, qui sont des humains comme les autres, sont d’emblée mis en échec par « la hauteur de la barre » : leurs fiches de poste leur demandent : rigueur, dextérité, capacités d’écoute, respect des individus, aptitude à travailler en équipe, disponibilité, adaptabilité, fiabilité, maîtrise de soi, empathie avec les patients, patience, tolérance, discrétion On aurait pu parler de sainteté, tant qu’on y est. Mais on peut s’interroger sur « l’absence de référence à l’humour, à la capacité de jouer ou de chanter, à la tendresse ou à la sympathie » dit Anne Perraut.
« Plus ça va, plus nous voyons la misère autour de nous, les problèmes de logement, les conditions de vie, les problèmes sociaux. Nous nous sentons démunis, à côté, et cela nous pompe le moral. Nous voudrions pouvoir dire : ça ne va pas. Mais on ne dit rien. Et on s’en va ». d’autant plus que l’institution hospitalière gère la pénurie de personnel à coups de congés raccourcis ou pas pris, à coups de conditions de travail sans cesse aggravées : précarité, changements d’horaires ou de postes, instabilité professionnelle.
Protocoles, procédures ...
Pour faire une médecine plus humaine, il faudrait pouvoir investir dans l’humain. « Mais l’humain coûte trop cher ! En revanche quand il s’agit d’acheter un nouveau logiciel : ce n’est jamais trop cher ! Sans arrêt on nous change les façons de travailler : les »protocoles« , procédures et autres méthodes de traçabilité, nous bouffent du temps à cocher des cases pour faire rentrer le malade dans les grilles du système informatique, qui s’intéresse à la maladie, objet abstrait, en négligeant la personne qui souffre de cette maladie »
« A cause de cela, on court tout le temps : je reviens, disons-nous aux malades, les uns après les autres mais on ne revient pas. Le malade en ressent un abandon, suscitant une méfiance qu’il nous faudra ensuite apaiser. Nous le savons, nous en ressentons la culpabilité mais il n’y a pas moyen de faire autrement ».
Cette situation crée un profond malaise dans le personnel soignant. « Nous avons besoin d’être heureux au boulot. Nous avons besoin de nous libérer de certaines charges émotionnelles ». Mais nul n’écoute le personnel soignant. « Com-ment peut-on exiger des infirmières une attention grandissante à l’autre, quand elles sont elles-mêmes de moins en moins écoutées ? ».
Les soignants auraient besoin de parler. Ou plutôt d’être écoutés. « Les infirmières ne font pas voeu de silence, elles apprennent à se taire et à taire, à déplacer les dires, à recouvrir la douleur que génère le spectacle de la douleur. A force de vivre dans un univers voué à la souffrance, elles apprivoisent la leur, et la refoulent faute de savoir qu’en faire, faute surtout de pouvoir l’exprimer simplement ». c’est ainsi que se construisent les noeuds « qui empêchent ces infirmières de se défendre face à une institution qui ne tolère aucune faiblesse de ses membres ».
Pratiques
Les propos ci-dessus ne sont qu’une partie infime des réflexions livrées par Anne Perraut-Soliveres à la conférence de Châteaubriant et dans son livre « Infirmières, le savoir de la nuit ». (Editions PUF). Un plaidoyer pour la construction d’un système de soins avec les citoyens, qui aide les citoyens à prendre conscience du piège qu’a tissé un système de soins basé uniquement sur le profit.
Anne Perraut-Soliveres est directrice de la revue « Pratiques » dont Patrick Dubreil, médecin libéral à Moisdon, est membre du comité de rédaction. Il s’agit d’une revue de témoignage, et de proposition d’alternatives. Pratiques, issue de la réflexion des soignants de différents horizons, se veut être un lieu de débat sur les enjeux de la médecine dans la société.
témoignage
Il correspond bien aussi avec ce qui est vécu à l’hôpital de Châteaubriant. Mais la situation est la même, sinon pire, dans les cliniques privées. Et même dans certaines maisons de retraite où l’on met les ASH dans un rôle d’aide-soignantes, sans aucune formation préalable.
A l’hôpital : Sauter au plafond
Personne ne parle de ce qui se passe du côté de l’hôpital public ... Et pourtant, moi qui le vis de l’intérieur, je vous garantis qu’il y a de quoi sauter au plafond. Je suis infirmière dans un service de médecine adulte (Ã St-Etienne) avec une capacité d’accueil de 21 patients, dont 95% est muté directement des urgences : la plupart ne sont pas encore très stabilisés sur le plan médical et ont donc besoin d’une surveillance étroite et efficace de la part des infirmiers et aides-soignants. Les femmes de ménage (ASH) ont elles aussi un rôle important, car au détour d’un couloir ou pendant qu’elles nettoient une chambre, elles peuvent être les premiers signaux d’alarme d’un patient en détresse. Sans parler de leur travail primordial pour assurer l’hygiène des services, rôle majeur dans la lutte des infections nosocomiales.
Nos équipes s’organisent ainsi :
– 2 infirmières + 2 aides-soignantes + 1 ASH le matin
– 2 infirmières + 2 aides-soignantes + 1 ASH le soir
– 1 infirmière + 1 aide-soignante la nuit
Ceci est le minimum réglementaire pour assurer la sécurité des patients. Nous n’avons jamais de personnel en plus et la tendance actuelle est de nous faire tourner en sous-effectif les soirs et les week-ends, soit un seul infirmier pour 21 patients.
Depuis 2 mois, une de mes collègues infirmières a démissionné et n’est pas remplacée, une autre est en arrêt de travail et n’est pas remplacée. Nous ne sommes donc que 6 infirmiers au lieu de 8 à assurer un roulement sur 4 semaines, week-ends et fériés compris. Alors nous effectuons 1 puis 2 puis 3 week-ends supplémentaires (nous en travaillons déjà 2 sur 4 habituellement) et ainsi de suite pour que le service tourne, avec des jours de repos qui sautent et des alternances de rythme incessantes. Si bien qu’il devient impossible de prévoir quoi que ce soit en dehors de la vie au CHU.
Samedi dernier, le 14 juin 2008, une autre collègue s’est arrêtée et, étant la seule infirmière du soir, il n’y avait donc personne pour prendre la relève du matin... C’est un infirmier des urgences qui a été détaché de son service pour venir dans le nôtre, qui a assuré les soins de nos 21 patients, alors qu’il ne les connaissait pas, et qui a dû faire face en plus à une situation d’urgence vitale de l’un d’eux
Une des ASH, arrêtée depuis 1 an, en étant remplacée de manière très ponctuelle, obligeant les 3 ASH restantes du service à se partager un roulement sur 4 semaines, week-end et fériés compris. Leur tâche : nettoyer à elles seules, tous les jours, la totalité des 16 chambres du service de fond en comble (vitres, mobilier, murs, WC), les bureaux médicaux, les pièces de vie (office, douche, WC, couloirs), la salle de soins
L’hôpital refuse d’embaucher, car déficit budgétaire, mais fait appel à l’intérim, qui coûte plus cher que des contractuels
Nous sommes par chance soutenus par notre chef de service, qui connaît la valeur de notre travail et sait que nous ne protestons pas pour rien. Il nous soutient parce qu’il voit notre gouvernement asphyxier le service public hospitalier.
Je dors très mal et pour être honnête je pense au boulot constamment. J’ai peur que le stress me fasse oublier un soin, que la pression m’empêche de prendre le temps avec un patient déprimé, que la fatigue me fasse faire un mauvais calcul de dose, administrer un produit au mauvais patient... J’ai peur que ce métier que j’aime me transforme en assassin, involontairement, parce qu’on aura laissé la situation se dégrader. Parce que nous sommes tous responsables : je suis l’infirmière d’aujourd’hui mais nous sommes tous les patients de demain. VOUS pouvez être au bout de ma seringue, ou votre mari, votre enfant, votre proche.
Je vis l’insécurité dans mon travail, alors que je le maîtrise pourtant. Mais je suis humaine avant tout.
Vous serez ceux qui pâtirez du manque de soignants dans les services : je n’aurai pas pu prendre le temps de vous donner des nouvelles du patient que vous aimez, je n’aurai pas pu gérer deux situations d’urgence à la fois... Faut-il attendre qu’il y ait des morts pour réagir et prendre conscience de ce qui se passe dans les hôpitaux ?
Il faut nous mobiliser en masse pour être plus efficace, moi toute seule, je n’intéresse personne.
Merci pour votre attention.