Ecrit le 24 juin 2020
Noam Leandri et Louis Maurin, président et directeur de l’Observatoire des inégalités expliquent :
Le premier Rapport sur les riches en France de l’Observatoire des inégalités a été réalisé dans le contexte très particulier de la crise du Covid-19. La pandémie révèle les fractures de nos sociétés. Les personnes les plus démunies, à la santé déjà fragile, sont celles qui offrent un terreau de choix au virus. Les salariés les moins rémunérés (aides-soignantes, caissières, livreurs, etc.) sont en première ligne. A l’autre bout, une partie de la France aisée, les « premiers de cordée », est partie se mettre à l’abri dans sa résidence secondaire.
L’Observatoire des inégalités ne cherche pas à dramatiser la situation sociale pour alimenter le « buzz », à compter sur la pandémie pour vendre. Notre Rapport sur les riches en France était en gestation depuis près d’un an. Il arrive à un moment charnière de notre histoire. On aurait tort de s’en servir pour montrer du doigt telle ou telle catégorie de la population : une partie des plus aisés, les médecins par exemple, montent aussi au front en prenant des risques énormes. Le Covid-19 frappe tous les milieux sociaux. Les plus âgés, quelle que soit leur classe sociale, en sont les principales victimes.
Ceux qui pensent trouver avec cet ouvrage un brûlot anti-élite auront quelques surprises. Ce rapport a un seul objectif : décrire la situation des couches aisées de notre pays dont on connaît peu de choses, à l’inverse des pauvres qui sont l’objet de tonnes de livres et de dizaines d’enquêtes chaque année. Au sujet des riches, en revanche, la littérature est beaucoup moins développée. Combien gagnent-ils ? Comment évoluent leurs revenus ? On n’en sait rien ou presque. Il n’existe même pas de seuil de richesse officiel.
Les riches ne sont pourtant pas inconnus des chercheurs. Parmi eux, les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont enquêté dès les années 1980 sur la haute bourgeoisie. Le travail de l’économiste Thomas Piketty a fait énormément avancer la connaissance sur le haut de la distribution des revenus depuis les années 1990. régulièrement, la presse publie aussi ses classements des plus riches (les magazines Challenges et Capital pour la France ou Forbes pour le monde, par exemple). Reste que pour l’heure, aucun document d’ensemble n’avait été consacré au sujet.
« Pour vivre heureux, vivons cachés ». Il faut bien dire que les riches ont avantage à ce qu’un brouillard soit maintenu pour éclipser leurs privilèges. Ils ont beaucoup plus de poids dans la diffusion des données et le débat public que les plus pauvres. Favorables à la concurrence et à la liberté économique en paroles, ils libèrent très difficilement l’information sur leur situation. Le Conseil national de l’information statistique, censé orienter la production de la statistique au nom de l’intérêt général, s’inquiète aussi beaucoup moins de la richesse que de la pauvreté. Pourtant, une grande partie des données qui concernent cette partie de la population sont disponibles au ministère des Finances, à partir des déclarations d’impôts ou des fichiers bancaires. Comment établir alors un partage équitable de la richesse du pays sans que l’on connaisse sérieusement qui récupère combien ? Cette question prend un nouveau relief alors que la crise du coronavirus appelle à un effort de solidarité sans précédent.
La maîtrise de l’information par les catégories supérieures n’empêche cependant pas que le savoir progresse. La question n’est pas tant, au fond, qu’on en sache plus sur les riches, mais bien de décrire la société dans son ensemble et de pouvoir discuter sérieusement de la répartition des ressources.
On ne va pas se mentir. L’objet « riche » est difficile à saisir. Qui sont les riches ? Bien malin qui peut y répondre. L’Observatoire des inégalités est le seul organisme en France à publier chaque année un seuil de richesse, seuil que nous estimons au double du niveau de vie médian, soit aux alentours de 3 500 euros net mensuels après impôts pour un adulte. Même si elle recouvre des réalités différentes, la richesse, c’est d’abord de l’argent. Et plus on s’élève dans la hiérarchie des revenus, plus les inégalités sont marquées. Il y a un monde entre notre seuil de richesse et celui des grandes fortunes. où faire démarrer la richesse ? Au nom de cette disparité, faut-il laisser tomber de tels travaux ou se concentrer sur l’ultra-richesse ? Nous n’optons ni pour l’un, ni pour l’autre.
Il y a d’autres raisons à la rareté de l’information sur les riches. En pratique, il est bien plus simple, pour le chercheur ou le journaliste, de se pencher sur la situation des pauvres que sur celle des plus aisés. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont bien raconté leur expérience en la matière, et comment les classes aisées leur ont, avec tact, rappelé leur condition inférieure. s’approcher des riches demande de posséder des clés d’accès (des contacts, des recommandations) et de maîtriser des codes (vêtements, vocabulaire, etc.) plus complexes que ceux qui permettent de travailler sur le terrain des pauvres. Comme l’ont aussi montré les deux sociologues, travailler sur les riches peut aussi rapidement susciter de la méfiance de la part des autres chercheurs : n’y a-t-il pas là un risque d’arrangements entre les experts et les plus fortunés ?
Même si l’objet est difficile à définir, à mesurer et à comprendre, il nous a semblé important de porter à la connaissance du plus grand nombre les éléments que nous détenons sur le sujet après 17 années d’observation des inégalités. Si l’on veut comprendre les écarts à l’œuvre, il faut aussi bien observer le haut que le bas de la société. On ne pourra pas mieux répartir la richesse de notre pays sans mesurer plus précisément les moyens des couches favorisées, même si le travail est ardu.
Pour réaliser ce rapport, nous avons dû faire des choix. Nous revendiquons une définition large de la richesse : elle démarre pour nous autour des 10 % les plus aisés quand certains ne considèrent comme « riche » qu’une fraction très réduite de la population. Bien entendu, nous décrivons aussi les sommets de la hiérarchie. L’enrichissement d’une poignée de « premiers de cordée » est indécent et nous préoccupe. Leur gourmandise semble sans fin et résonne comme une insulte pour tous ceux qui sont dans la difficulté. Contre les ultra-riches, nous pouvons être tous unis : à 99 % contre un. Il y a là une dose de démagogie. Le risque est grand de rendre invisible une catégorie de la population un peu moins aisée, qui disparaît du radar et peut ainsi se dédouaner de la solidarité. Pas vu, pas pris. Riche ou pas riche ? Tout est question de sémantique. Mais en se faisant appeler « classes moyennes supérieures 3 500 euros net mensuels après impôts pour un adulte », une partie des classes favorisées cherche à échapper à l’effort collectif.
Notre rapport est centré sur la richesse en France. Il pose, pour commencer, la question de la définition des seuils de richesse. A partir du moment où l’on ne se contente pas de prendre en compte les ultra-riches, où doit-on commencer ? Nous consacrons une partie complète à la question du patrimoine, formé de l’accumulation des revenus dans le temps ou simplement hérité sans effort. Nous envisageons aussi la question des formes non monétaires de la richesse. Est-ce que le fait, par exemple, d’avoir des perspectives de vie, du temps à soi, un niveau de diplôme élevé ne sont pas également des formes de richesse ?
L’Observatoire des inégalités ne prétend pas détenir la vérité. Notre projet a surtout vocation à ouvrir un débat.
Nous n’avons pas à « aimer » ou « détester » les riches. Les pauvres non plus, d’ailleurs. Nous constatons, en revanche, une distribution des richesses souvent trop inégale pour être juste. La pauvreté est le résultat de cette situation. On ne peut pas à la fois déplorer le dénuement des uns sans mettre en cause les privilèges dont jouissent les autres.
Les temps difficiles que connaît notre pays vont amener à moderniser les services publics, mais aussi à refonder la solidarité sur une base très large. Espérons que notre Rapport sur les riches en France apportera sa pierre à l’édifice.