Ecrit le 10 mars 2010
L’implantation bretonne du début du IXe siècle avait pour frontière une ligne reliant Donges à la Baie du Mont St Michel : Nort, Derval, Montfort étaient incorporés dans cette terre bretonne, tandis que Châteaubriant, Rennes, Fougères, Vitré se trouvaient alors en zone « franc » Cette frontière, appelée « Les Marches » était une sorte de ligne de démarcation, instituée par Charlemagne, aux limites de la Bretagne et du Royaume franc. Elle a évolué au fil du temps et des événements (source : Joseph Loth). Une organisation d’origine celtique et typiquement bretonne, les Frairies, a longtemps témoigné, à Derval, de cette implantation Elle n’existait, semble-t-il, que dans les Paroisses où le breton était parlé avant le IXe siècle. Du latin « fratria » qui veut dire fraternité, famille, clan, groupement, les Frairies ont vécu, en tant qu’administration, jusqu’Ã la Révolution. L’Eglise en a gardé le « bénéfice » jusqu’Ã Vatican II.
La Paroisse de Derval connut huit Frairies.
Au IXe siècle,
– celle du Brand avec St Glen comme patron
– Essard avec St Meen
– Les Guets (ou frairie du fond des bois) avec St Gwenolé
Au XIe siècle :
– Quibut avec St Clair
– Rohel avec St Bily
– Vieille-Ville avec St Félix
– Millereul avec St Vincent
Au XVIe siècle :
– La Frairie du Bourg avec St Pierre et St Paul
Dans son ouvrage « Les Frairies Rurales », le marquis de l’Estourbeillon dit que : « Presque toujours, chaque frairie avait sa chapelle et, dans celle-ci, des messes étaient célébrées plusieurs fois dans l’année et certains dimanches. La Frairie se définit comme une division territoriale constituant une véritable communauté de familles dépendant d’un même chef de frairie, cultivant le même sol, défendant les mêmes intérêts temporels et spirituels, dormant après la mort dans le même cimetière situé, presque toujours, auprès de la chapelle frairienne dans un lieu appelé Paradis ».
[Ce Paradis se retrouve parfois sur le cadastre, de même que d’autres noms, Madeleine, maladrie, ladrerie ayant un lien avec l’existence d’une léproserie, souvent proche d’une chapelle seigneuriale. Les lépreux assistaient aux offices de l’extérieur et recevaient la communion dans une sébile qu’on leur passait par un orifice aménagé dans le mur de la chapelle. C’était le moyen de se protéger de la maladie. La Lèpre aurait été apportée par les Croisés]
Au point de vue social, dans chaque Frairie il existait un bien communautaire (appelé commun ou domaine à Derval) . Il s’agissait de terres indivis restant à la disposition des plus pauvres de la Frairie, chacun pouvant cultiver son petit lopin de terre : nourriture pour quelques têtes de bétail et sécurité alimentaire du lendemain.
Chaque « clan breton » élisait jadis son chef pour le représenter dans les circonstances importantes, il avait ses répartiteurs des fouages et ses représentants au Général de Paroisse . Chaque Frairie possédait « son » Bâtonnier. C’était parfois un conseiller paroissial (ou Marguillier) qui se chargeait de tout ce qui regardait son administration et la défense des intérêts de sa Frairie : réparations de puits, fours, entretien des chemins, etc.
Si un des membres de la Frairie venait à être victime de quelque fléau, ses confrères nommaient, aussitôt, deux d’entre eux pour faire une quête en sa faveur Si les habitants de la Frairie partageaient les deuils et les chagrins de l’un d’entre eux, ils partageaient aussi les joies. s’agissait-il d’un mariage ? Les Frairiens étaient invités à accompagner la famille à l’église pour prier Dieu de bénir les époux. Ils prenaient part aux agapes fraternelles qui suivaient la bénédiction. A chaque Frairie on pouvait appliquer à juste titre, cette citation : « ECCE HABITARE FRATRES IN UNUM » : qu’il est doux, qu’il est agréable d’être fraternellement réunis.
L’Eglise de Derval du XVe siècle
Depuis le XIIIe siècle l’église du Prieuré St Clair et St Denis de Derval, est desservie par les bénédictins de l’abbaye de St Pierre de Bourgueil. Au début du XVe siècle, l’évêque de Nantes, Jean de Montrelais, demande la participation de tous les fidèles à la messe paroissiale. Mais pour cela, il faudrait que la paroisse soit bien structurée ! Or l’église St Denis de Derval est complètement excentrée près du château féodal, à l’extrême nord du pays.
En 1425 le recteur desservant, Pierre de Tay, n’est autre que le fils de Perrot du Tay, sieur de la Fouaye en Sion. Celui-ci demande à son suzerain, le sieur de Derval, l’autorisation de fonder une chapelle afin d’y être enterré et, précise-t-il, cette chapelle pourra, par la suite, être agrandie et devenir « église succursale ». Cette implantation n’est pas envisagée à La Fouaye mais sur les landes de Lusanger (Vieux-Bourg).
Lusanger
Porte
murée de ce qui fut l’église
St Jean,
au Vieux Bourg
Un processus de réorganisation de paroisses est, semble-t-il, en train de se mettre en place car, conjointement à cette démarche de Perrot du Tay, le sieur du Plessis , Jean de Beaulieu, [gendre de Perrot du Tay], fait la même démarche : celle de construire une chapelle, non pas au Plessis mais sur une terre située à 1,5 km de son manoir, au bord du « Grand Chemin » (c’est le bourg actuel de Derval). Il faudra cependant attendre la fin du Protestantisme pour que ces projets se concrétisent lorsque le Concile de Trente (fin XVIe) enlèvera le bénéfice des églises au clergé régulier (abbayes) pour le « donner » au clergé séculier (diocèses).
Alors, à Derval, la chapelle du Plessis [construite au bord du Grand Chemin] sera le fondement de l’église romane qui sera érigée, et celle du Vieux Bourg, devenue l’église St Jean, sera sous la dépendance de celle de Derval. Jusqu’Ã la Révolution, on parlera de « Derval et sa trève de Lusanger » (source : Curé Moisan de Sion). Une trève étant en quelque sorte une sous-paroisse .
Droits d’enfeus
A partir du XVe siècle, de nombreux manoirs sont érigés. La plupart des nouveaux et « petits » seigneurs bâtissent également une chapelle à proximité de leur demeure. d’autres sollicitent un droit d’enfeu, c’est-Ã -dire le droit d’être enterré (enfoui, enfeu) dans une chapelle. La construction ou l’agrandissement d’une église représentant une dépense certaine, les « possédants » sont encouragés à investir : il leur est accordé un droit d’enfeu.
Ainsi il n’est pas rare de voir une ou deux chapelles latérales se greffer à une modeste chapelle. Le droit d’enfeu est alors très prisé car les défunts à venir étaient « assurés » de leur salut éternel : lors des offices leurs noms seront cités au prône du dimanche.
En 1482, Jean Le Clerc, sieur et nouveau maître de la Fouaye, obtient quatre places de sépulture dans l’église de Mouais, provoquant des jalousies, notamment de Le Maistre, sieur de la Garrelaye en Derval. Une nuit, celui-ci vient, avec ses hommes, abattre les vitraux de l’église portant les armoiries de la Fouaye. [Ce fut un grand scandale. Il fallut, dit-on, un détachement de dragons pour rétablir l’ordre].
Après la mort de Jean le Clerc, les excès commis par le sieur de la Garrelaye se font encore plus dévastateurs. Aussi, en 1493, la veuve Le Clerc fait appel à la justice du roi de France Charles VIII. l’affaire est jugée à Rennes le 6 septembre 1494 en présence du Roi représentant la Duchesse Anne son épouse et se termine par une sorte d’admonestation à l’égard du sieur de la Garrelaye qui, cependant, ne répare pas les dommages causés ! [En 1962, à l’occasion de la restauration de l’église de Mouais, Hay de Slade, nouveau maître de la Garrelaye, offrira un vitrail ].
A l’époque, les sieurs de la Garrelaye jouissent d’un poids politique certain. En 1487 Pierre de Maistre s’était allié avec la baronnie de Châteaubriant pour résister à l’annexion de la Bretagne. Pour le roi Charles VIII, époux d’Anne de Bretagne, le procès de 1494 constitue sans doute une opportunité : celle de rencontrer et de rallier ces Bretons têtus. En tout cas, si le sieur de la Garrelaye s’est bien sorti de ce procès, on le trouve en 1495 aux côtés du Roi de France combattant en Italie. Faut-il y voir un lien avec la clémence du jugement de Rennes ? Finalement les sieurs de la Garrelaye obtiendront un droit d’enfeu dans l’église nouvelle du Vieux-bourg de Lusanger.
Enfeus = épidémies
Si les droits d’enfeus présentent un certain intérêt au plan du spirituel, en revanche, au niveau sanitaire, ils sont de vraies calamités, de véritables succursales des cimetières. En temps d’épidémies, l’entassement des cadavres a des conséquences d’autant plus dangereuses que les assistants sont nombreux aux offices. Un arrêt du Parlement de Bretagne daté du 16 août 1719, interdit l’enterrement dans les églises, s’appuyant sur des arguments nouveaux : « Les maladies contagieuses qui sont dans cette ville (Rennes) font tous les jours mourir quantité de personnes qu’on enterre dans les églises ; ce qui peut augmenter la contagion, le remuement des terres infectées par les corps-morts répandant une exhalaison très dangereuse ». En 1758 un nouvel arrêt du Parlement de Bretagne ordonne d’exhumer tous les corps enterrés dans les églises, mais il reste lettre morte.
La tradition bretonne des enclos paroissiaux étant responsable d’épidémies, une ordonnance du 15 mai 1776 prescrit de transporter les corps hors des villes et des villages. Elle est presque partout éludée. A Derval un nouveau cimetière est cependant aménagé au « pré Berthelot » (du nom du propriétaire du terrain) mais nul ne veut y aller ! Le recteur Alexis Potiron, note « il a fallu donner 94 livres à la première famille pour qu’elle accepte que son défunt y soit enterré » Encore fallait-il une bénédiction en bonne et due forme. Le vicaire Crespel raconte : « le 21 mai 1785, en exécution des ordres de la Cour et des pouvoirs à nous accordés par Mgr l’évêque de Nantes, nous avons procédé à la bénédiction du nouveau cimetière » et le lendemain Jean Monnier de Croquemais étrenne le nouveau cimetière .
En 1785-86 la typhoïde cause une mortalité effrayante dans toute la province bretonne et notamment à Derval. Une épidémie due aux émanations de cimetière désole Avessac et toute la région. A Fougeray, le sacristain René Bigot signale qu’il lui est « impossible de suffire à faire les fosses ». Au registre des décès on relève en effet plus de 130 sépultures pour les seuls mois de septembre et octobre.
Pour conclure
Il n’est pas facile de se projeter dans le contexte d’une époque aussi lointaine où l’on pouvait se battre pour un droit d’enfeu et croire que le salut éternel pouvait être à ce point lié au lieu de culte et de sépulture. Les pauvres qui n’avaient pas les moyens de s’offrir le luxe d’un enfeu tenaient tout autant à leurs cimetières : l’enclos paroissial. L’Eglise de ce temps, toute puissante, fortement imprégnée de jansénisme et souvent sectaire, imposait une doctrine d’une telle rigueur (et basée sur la peur) qu’il était bien difficile d’y échapper. Mourir sans avoir « vu le prêtre » c’est-Ã -dire sans l’ultime confession, laissait planer un doute quant au salut éternel, surtout si la personne défunte avait vécu en situation dite « irrégulière ». En 1944 encore, un Dervalais vivant en concubinage, décéda brutalement d’un accident. Unanimement estimé, il n’eut ni le droit de « passer » à l’église ni celui d’entrer par la porte du cimetière. Il fallut hisser le cercueil par-dessus le mur !
En l’espace d’un demi-siècle les choses ont beaucoup changé, l’Eglise ne fait plus peur et elle a dû assouplir sa doctrine notamment vis-Ã -vis du mariage. La société a également changé et on est passé d’un temps, à bien des égards moyen-âgeux, à celui de la permissivité et de la super-consommation tous azimuts. Cette dernière fait le bonheur de « nouveaux dieux » auxquels il est difficile de résister tant leurs pouvoirs de séduction sont vastes et diversifiés. En prendre conscience, ne serait-ce pas déjà une forme de résistance ?