Ecrit le 10 novembre 2010
Tout soldat traumatisé par la guerre a inévitablement le sentiment que les autres ne peuvent pas comprendre sa souffrance (puisque le trauma est indicible, incommunicable) et s’en désintéressent de toute façon.
Une fois la guerre terminée, les bien portants s’en retournent à leurs occupations et à leurs loisirs d’antan et laissent les rescapés traumatisés à leur solitude et à leurs tourments.
Le monde s’est refermé sur ces derniers, leur donnant à vivre cet abandon comme une « deuxième mort », écho du vécu d’absence de secours qui a marqué le trauma de guerre
"qu’est-ce que ça peut bien faire les cauchemars qui remontent ?Tu pourras boire, oublier, te réjouir,Et les gens diront que tu n’as plus toute ta tête,Car ils comprendront que tu t’es battu pour ton pays,Et personne ne se fera de souci."(Siegfried SASSOON, Collected Papers)
A l’époque où nous commémorons encore le souvenir de l’armistice de 1918, rares, très rares, sont les études et documents portant sur les troubles neuropsychiatriques observés chez les militaires durant la Guerre d’Algérie. Bertrand Tavernier, dans son film « La guerre sans nom », évoque le problème, montre des cas psychiatriques avérés, mais cela n’a pas eu - ou très peu : d’échos dans la population... De même, les tentatives intéressantes de l’aRAC ou de Bernard SIGG n’ont pas eu beaucoup plus de succès, hélas.
Grâce à Internet, Gilbert ARGELES a pu repérer le document " ARCHIVES NEURO-PSYCHIATRIQUES de la GUERRE d’ALGERIE (Etude de 1280 dossiers de l’hôpital militaire de Constantine)(1) et se le procurer par l’intermédiaire d’un ami général,
ayant pu passer outre au « secret » réel ou exagéré.... Il en fait ici une brève analyse.
" Ce qui est fondamentalement important dans ce document, dit-il, c’est l’analyse statistique des hospitalisations effectuées dans le Service de Neuropsychiatrie de l’hôpital militaire de Constantine, entre le 1er juillet 1958 et le 31 décembre 1962, c’est-Ã -dire :en gros : pendant la 2e moitié de la guerre d’Algérie. En voici quelques éléments significatifs.
Par exemple, le constat que la majorité des hospitalisations est observée durant les mois d’été (de juin à septembre). Question posée : s’agit-il du climat ou des périodes propices aux opérations ?
Alcoolisme
Par exemple encore, l’étude présente la répartition des troubles en fonction des grades, des armes et des affectations (sédentaire ou combattant). On y relève que les sous-officiers « paient un lourd tribu à l’éthylisme, psychotique, névrotique ou caractériel ». Que les officiers figurent parmi les psychoses éthyliques et parmi les névroses (« névroses de guerre », selon la classification utilisée). Par arme, c’est l’armée de terre qui prédomine dans toutes les classes diagnostiques. Enfin, par affectation, la grande majorité des psychoses fonctionnelles et du déséquilibre caractériel, appartiennent aux troupes combattantes, alors que les névroses et l’éthylisme sont le fait des affectations sédentaires.
D’après l’étude, le facteur « combat » proprement dit n’aurait joué que pour 20 % des cas.
névrose de guérilla
Les auteurs examinent ensuite, à la lumière de nombreuses études consacrées aux deux guerres mondiales, la guerre de Corée, l’Indochine, le Vietnam etc.., les profils majoritaires des malades observés. Ils définissent ainsi un profil de la « névrose de guérilla », propre à la guerre d’Algérie, avec, toutefois, une nuance importante : certains troubles ne rentrent pas dans ce profil et les auteurs émettent l’hypothèse que « la conjoncture des classes creuses, imposant une sélection moins serrée, a incorporé des sujets vulnérables » (qui auraient dû être exemptés). Voilà déjà de quoi nous faire réfléchir...
Cette étude, pour courageuse et intéressante qu’elle soit, atteint toutefois ses limites quand elle n’aborde le nombre de malades qu’en termes de « pertes psychiatriques »,
...et non pas en termes de fréquence de ces troubles liés manifestement à la guerre d’Algérie, à ses conditions particulières, à la non-adhésion aux objectifs de cette guerre, aux méthodes employées, à l’éloignement de la métropole etc..
Les auteurs, en extrapolant à partir de leur « lot » de 1280 dossiers, estiment finalement qu’au total 8000 à 9000 hommes : « soit les effectifs d’une division » , pourraient représenter ce qu’ils appellent une « division perdue »... c’est-Ã -dire perdue pour le combat. Et uniquement cela...
Ils oublient dans leurs estimations, le grand nombre de malades aux troubles psychiques plus ou moins mineurs, qui n’ont pas fait appel à la médecine des Armées, qui souvent n’ont pas eu les moyens d’y faire appel du sommet de leur piton, qui étaient supportés comme tels, dont les troubles ne sont apparus comme inquiétants ou graves qu’après leur libération, qui vivent encore aujourd’hui avec ces troubles, plus ou moins enfouis, pris en charge ou non par la médecine civile laquelle est trop souvent incompétente en matière de connaissance des « troubles psychiatriques de guerre » (qui ne sont plus enseignés depuis longtemps en Faculté de médecine).
Autant les études médicales et scientifiques (françaises et mondiales) ont été nombreuses et diverses concernant les deux guerres mondiales, les guerres d’Indochine et du Vietnam, la guerre du Kippour etc..., autant les bibliographies disponibles sont quasiment vides en ce qui concerne l’Algérie ! Ceci pour dédouaner nos médecins civils actuels et les experts médicaux.
Un décret mal appliqué
A tel point que le décret du 10 Janvier 1992, déterminant « les règles et barèmes pour la classification et l’évaluation des troubles psychiques de guerre » est loin d’être correctement appliqué, encore aujourd’hui, pour les Anciens Combattants d’Algérie..
Ce n’est pas moi qui le dis. C’est le Docteur Louis CROCQ, ancien psychiatre des Armées, président de la Section militaire de l’Association Mondiale de Psychiatrie. C’est lui qui a fondé le réseau d’urgence médico-psychologique qui, dans toute la France, et à l’étranger, dispense les premiers soins aux victimes d’attentats, de catastrophes et de guerres. Il sait de quoi il parle, puisque, en plus, il était médecin consultant et professeur à l’Université de PARIS-V. Ses témoignages sont accablants.
déjà co-auteur de l’étude qui a fait l’objet de cette première partie, il a publié une longue liste d’études, d’articles, d’ouvrages sur les troubles neuropsychiatriques liés à la guerre. J’ai pu me procurer son ouvrage « Les traumatismes psychiques de guerre » (Editions Odile Jacob : 1999), ouvrage aujourd’hui introuvable en librairies. Il apporte, dans ce livre, des analyses, des arguments, des études de cas avec souvent des études de cas d’anciens combattants d’Algérie : qui vont beaucoup plus loin que la modeste étude analysée ci-dessus. Avec, en particulier, une dimension à la fois scientifique et humaine qui aide à mieux comprendre une des dimensions : soigneusement cachée par ailleurs et au mieux ignorée - portant sur les conséquences à long terme de la guerre d’Algérie sur les 2.500.000 jeunes qui y ont participé, auxquels s’ajoutent tous les militaires de carrière.
Vous me direz que ces « jeunes » des années 1960 ont maintenant en moyenne 70 ans....qu’ils ont refait leur vie... qu’ils bénéficient d’une retraite banale et heureuse... que le rideau est maintenant baissé (mais s’est-il réellement levé ?)...que les désagréables souvenirs s’estompent avec l’âge.... s’enfouissent dans l’inconscient etc.. etc... (C’est d’ailleurs très souvent comme cela que l’on évite d’en parler)...qu’il est temps de passer à autre chose...
PAS SI SUR !!!!
C’est ce qui fera l’objet de la deuxième partie de cette contribution.
Articles dans « Mes Editions »
1) http://www.mediapart.fr/club/edition/les-sequelles-inconnues-de-la-guerre-dalgerie
8) http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article4050
...et sur le blog de Gilbert Argelès :
11) http://www.mediapart.fr/club/blog/gilbert-argeles/311010/souffrances-et-memoires-djazair-2003
12) http://www.mediapart.fr/club/blog/gilbert-argeles/311010/petite-polemique
15) http://www.mediapart.fr/club/blog/gilbert-argeles/030810/suite
16) http://www.mediapart.fr/club/blog/gilbert-argeles/030810/suite-et-fin
17) Guerre d’Algérie : la déchirure-20120330-[la-une_guerre-d-algerie-la-dechirure]-413400@1-20120330110000]