Ecrit le 11 mars 2020
Boris Vian aurait eu cent ans le 10 mars 2020. c’est l’occasion de célébrer dans les colonnes de La Mée cette vie étincelante et tragique, qui s’est brutalement arrêtée le 23 juin 1959.
Victime d’une cardiopathie rhumatismale à l’âge de 12 ans, Boris Vian en a gardé une insuffisance aortique qui a fait naître en lui le désir de vivre chaque instant le plus intensément possible. Elève doué, il obtient le baccalauréat de philosophie, option mathématiques, et entre à l’Ecole Centrale en 1939, son éducation musicale va être le fil directeur de son parcours d’excellence.
Bercés tout au long de leur enfance dans une ambiance musicale, Boris et ses frères découvrent le jazz en 1937. Futurs adhérents au Hot club de France ils décident de former un petit orchestre : Leilo sera le guitariste, Alain, le batteur et Boris, le trompettiste en dépit des mises en garde des cardiologues. « Louis Amstrong n’a plus qu’Ã bien se tenir !... » On se les arrache à chaque surprise-partie organisée par la jeunesse dorée de Ville d’Avray et des environs.
3 avril 1939, date historique ! Ce jour-là , Duke Ellington se produit au Palais de Chaillot. Pour le jeune trompettiste, ce sera une soirée inoubliable. Le voyage de Duke Ellington a mis en évidence le comportement brutal des nazis qui ont interdit à Duke Ellington de descendre du train à Hambourg et ceux qui l’ont côtoyé ont bien saisi le côté inacceptable des lois ségrégationnistes qui sévissent aux Etats-Unis (1).
En septembre, la guerre est déclarée, Boris Vian est exempté de ses obligations militaires en raison de sa cardiopathie. Le jazz, la poésie et les textes littéraires travaillés avec sa jeune épouse Michelle seront ses instruments de combat puisque le jazz sera mis à l’index dès 1940 pour ne ressortir dans les caves de Saint-Germain-des-prés qu’au moment de la Libération.
Jusqu’en 1946, Boris travaille comme ingénieur à l’aFNOR tout en se mettant à écrire et vivre sa passion pour le jazz : il fréquente et anime les Caves, Le Caveau des Lorientais puis Le Tabou. Il joue de la trompette et de la « trompinette », instrument original qu’il avait fabriqué lui-même. Il jouera aussi plus tard de la « cornegidouille » qu’il introduit, à cause du sens qui ne peut être que compris par les initiés, au collège des Pataphysiciens (2) et de la « harpe guitare » qui lui sert à écrire les arrangements musicaux des nombreuses chansons qu’il a inventées, telles Le déserteur, J’suis snob ou Allons z’enfants et qui ont été interprétées par Mouloudji, Reggiani, Gréco, Montand, les Frères Jacques, Henri Salvador, son « compère », Joan Baez, lui-même et tant d’autres.
Dès 1936, Boris Vian avait organisé des soirées jazz avec deux de ses frères aux Fauvettes, la propriété familiale située à Ville d’Avray, et était devenu membre du Hot club jazz de France en tant que trompettiste. Il a joué en concert avec Django Reinhardt et a formé avec Claude Abadie (né en 1920, lui aussi, et toujours vivant) un orchestre semi-professionnel réputé, dans les années 40.
Le premier poème qu’avait publié Boris Vian dans le bulletin du Jazz Hot sous le pseudonyme en forme d’anagramme de Bison ravi paraîtra à nouveau après la mort de son ami, Jacques Loustalot, dit « Le Major », à qui il est dédié, sous le titre Un seul major en sol majeur . Le style en est fantasque, riche en jeux de mots farfelus et en situations plus loufoques les unes que les autres.
Sous un autre pseudonyme, Vernon Sullivan, Boris Vian écrit en 1946 J’irai cracher sur vos tombes, « roman noir à l’américaine » qui traite du racisme, de violence et de sexualité ; très controversé, ce « canulard », qu’il avait présenté aux éditeurs comme une traduction, lui a valu un procès retentissant pour outrage aux bonnes moeurs.(3)
Les œuvres signées de son vrai nom, L’écume des jours, l’arrache-cœur, L’Herbe rouge, Un automne à pékin rencontrèrent de son vivant peu de succès alors qu’il les considérait comme plus importantes sur le plan littéraire que J’irai cracher sur vos tombes.
Cocasse et tragique
Sa façon de jouer avec les mots comme on joue avec les notes de musique lui permet de présenter de façon magistrale les vérités simples et fortes qui l’obsédaient comme la haine de la guerre et la quête du bonheur qui est si fragile. Il crée un monde parallèle, onirique, libre, aussi cocasse que tragique.
Boris Vian est de la même famille littéraire qu’ Alcofribas Nasir, alias Rabelais, Lewis Caroll et Alfred Jarry, qui ont comme lui créé un monde imaginaire dans lequel tout peut être dit sous couvert de logique décalée, de traits d’esprit brillants écrits dans une liberté la plus totale. Pessimiste, il adorait l’absurde tout autant que la fête et le jeu : il invente le mot valise pianocktail, qui désigne un instrument destiné à faire des boissons tout en se laissant porter par la musique ; c’est à Colin, un des héros de L’Ecume des jours qu’est attribuée cette invention doublement « sensuelle » puisqu’elle mêle l’ivresse de l’alcool à celle de la musique. Quant au nénuphar qui grandit dans la poitrine de Chloë , la jeune héroïne de ce roman, il a valeur de symbole, celui de la fragilité humaine qu’il ressent lui-même à chaque instant.
Sa vie a été marquée par la présence successive de ses deux épouses qui l’ont encouragé à écrire : Michelle léglise, inspirée de surréalisme autant que lui, et Ursula Kübler.
La première occupe une place de premier plan dans sa découverte du monde américain à travers l’approche des romans noirs lus en version originale, sa détestation de la guerre et l’euphorie de la Libération, en dépit des privations.
Quant à Ursula, elle le sort de la mélancolie dans laquelle il se trouve plongé au début des années 50 au moment de la rupture avec Michelle et des procès qui mettaient fin à sa production « romanesque ». Elle l’entraîne dans un autre monde, celui de la danse, des ballets de Roland Petit, et l’encourage à écrire des chansons, des livrets d’opéra, des poèmes et des pièces de théâtre.
Après leur mariage, en 1954, ils s’installent à la Cité véron située au-dessus du Moulin Rouge à Montmartre, où ils ont les prévert comme voisins.
A Saint-Germain-des-prés, Boris Vian a côtoyé une pléiade d’hommes de lettres et d’artistes qui ont été avec lui les acteurs d’un univers devenu légendaire, aussi original que fécond : Camus, Sartre, Simone de Beauvoir, Miles Davis, Merleau-Ponty, Montand, Simone Signoret et Gallimard pour ne citer qu’eux. Proche de Sartre et de Camus, Boris Vian avait écrit des articles sur le jazz dans le journal Combat et tenu une rubrique dans Les temps modernes intitulée La chronique du menteur.
Ce qui rend compliquée l’approche de Boris Vian, ce sont ses multiples centres d’intérêts, le nombre et l’éclat de ses relations fortes et étonnantes. Dans ses contacts et ses multiples activités, l’excellence est toujours au rendez-vous. Face aux juges dans l’affaire de J’irai cracher sur vos tombes, ses amis écrivains prirent brillamment sa défense au nom de la liberté d’expression en littérature. Et lorsqu’il était au plus bas au début des années 50, à un moment où il logeait dans une petite chambre de bonne, ses amis Queneau, prévert et Ursula, sa future femme, furent à ses côtés pour le soutenir.
Je voudrais pas crever
Avant d’avoir connu
Les chiens noirs du Mexique
Qui dorment sans rêver
Les singes à cul nu
dévoreurs de tropiques
Les araignées d’argent
Au nid truffé de bulles
Et moi je vois la fin
Qui grouille et qui s’amène
Avec sa gueule moche
Et qui m’ouvre ses bras
De grenouille bancroche
Je voudrais pas crever
Non monsieur non madame
Avant d’avoir tâté
Le goût qui me tourmente
Le goût qu’est le plus fort
Je voudrais pas crever
Avant d’avoir goûté
La saveur de la mort...
Boris Vian est aujourd’hui toujours vivant : paradoxalement, son écriture inimitable, lumineuse, joyeuse, colorée, drôle et inattendue imprime à toute son œuvre le caractère amer du désespoir qui s’attache à l’existence humaine.
(1) Un court film sur ce voyage relate cela très bien sur Youtube : La tournée de Duke Ellington en Europe ; vous y verrez en prime le Normandie !
(2) La Pataphysique est « la science des solutions » selon les mots de son inventeur Alfred Jarry ; le terme est un jeu de mots et un pied de nez au terme philosophique métaphysique. La pataphysique a pour objectif de décrire les phénomènes du monde sous un regard particulier, en décalage avec la vision traditionnelle. Un Collège de pataphysique fut créé en 1948. Un de ses plus illustres participants fut Boris Vian à côté de Queneau, prévert, Ionesco, entre autres ; c’est sa réponse au sérieux de la philosophie.
(3) c’est le 23 juin 1959, alors qu’il assistait à la projection privée du film qui avait été réalisé à partir de ce roman que Boris Vian, exaspéré par l’interprétation cinématographique qui à ses yeux dénaturait son roman, s’est écroulé, victime d’une crise cardiaque.
P-E Catala
A tous les enfants
qui sont partis le sac à dos
Par un brumeux matin d’avril
Je voudrais faire un monument
A tous les enfants
qui ont pleuré le sac au dos
Les yeux baissés sur leurs chagrins
Je voudrais faire un monument (...)
Pas de pierre, pas de béton,
ni de bronze qui devient vert
sous la morsure aiguë du temps
Un monument de leur souffrance
Un monument de leur terreur
Aussi de leur étonnement
Voilà le monde parfumé, plein de rires
plein d’oiseaux bleus,
soudain griffé d’un coup de feu
Un monde neuf où sur un corps
qui va tomber grandit une tache de sang
Mais à tous ceux qui sont restés
les pieds au chaud, sous leur bureau
en calculant le rendement de la guerre qu’ils ont voulue
A tous ceux-là je dresserai
le monument qui leur convient
avec la schlague avec le fouet,
avec mes pieds, avec mes poings
Avec des mots qui colleront
sur leurs faux-plis, sur leurs bajoues,
des marques de honte et de boue.
(B.Vian)