Ecrit le 12 décembre 2018
Lu dans revue-projet.com
Notre société est conduite, depuis longtemps, par une demande de sécurité : nous avons peur de la violence, nous sommes prêts à tout pour en être protégés. Elle est aussi conduite par une réclamation de droits : ils nous sont dus, nous sommes prêts à tout pour ne pas les perdre. Bref, nous sommes très sensibles à la violence comme à l’injustice. Mais nous sommes beaucoup moins sensibles à l’humiliation.
Humilié, j’humilie
Ce qui frappe avec l’humiliation, c’est qu’elle touche d’abord le visage, c’est-Ã -dire la part de nous-mêmes la plus offerte à l’autre, par le regard, par la voix, par l’expression des sentiments, par tout ce qui nous relie aux autres : la violence attaque le corps, qui, certes, est vulnérable, mais la vulnérabilité du visage est différente. Un mot, un regard, suffisent à blesser. c’est pourquoi l’humiliation fait taire, à la fois de honte et de rage : elle ruine la possibilité du regard, de la parole. Elle ruine la confiance en soi comme en autrui et ses effets sont durables.
L’humiliation est souvent bien plus grave que la violence et engendre pour plus tard une violence aux effets dévastateurs. Les humiliés, à leur tour, risquent d’être humiliants. A cette contagion dans le temps s’ajoute une sorte de contamination dans l’espace, l’humiliation touchant peu à peu tous les tableaux de la vie des individus et des sociétés : une humiliation dans l’emploi peut avoir des répercussions sur la santé, dans la famille, etc. Elle peut, de proche en proche, toucher tous les registres de la reconnaissance.
Pour en montrer l’amplitude, nous prendrons trois registres. L’humiliation a un lien évident avec la violence du vainqueur, comme dans le cas du traité de Versailles (1918), par lequel la France a profité de sa victoire pour écraser l’allemagne. La France d’alors s’est montrée mauvaise gagnante ! c’est peut-être le cas dans toutes les relations internationales lors-que, dans un conflit, les vainqueurs croient pouvoir utiliser leur force comme s’ils allaient toujours être les plus forts, préparant ainsi les plus inexpiables des guerres. Il faudrait toujours faire en sorte d’humilier le moins possible, vaincre de manière à ce que l’autre ne perde pas la face et puisse rester un ennemi honorable, sinon un « bon perdant ». Lorsque quelqu’un utilise son pouvoir sans laisser à l’autre le moindre contre-pouvoir, il y a non seulement violence mais humiliation. « On est toujours barbare avec les faibles », écrivait Simone Weil. nous sommes tous barbares, de mille manières. Et l’humiliation fait le fond de la barbarie.
Mais l’amplitude de l’humiliation provient d’un deuxième registre, celle des rapports économiques. Il existe une humiliation qui n’est pas celle d’être exploité et asservi, mais d’être inemployable, insolvable, inutile. L’humain, s’il n’est plus assez producteur ni plus assez consommateur, est tout simplement considéré comme superflu. Beaucoup trop d’humains se sentent superflus dans notre société et dans notre monde et c’est la forme la plus massive de l’humiliation actuelle.
Un troisième registre est celui par lequel nous sommes autorisés à parler. On peut être humilié dans sa langue, dans sa culture, dans sa religion, dans sa tradition et perdre ainsi toute confiance dans la possibilité d’être autorisé à proposer une parole neuve, inédite, une parole ayant du sens. Dans les sociétés orales traditionnelles, la réputation, et donc la « parole » de quelqu’un, était ce qu’il avait de plus précieux. Aujourd’hui, la calomnie se pratique en toute impunité et contribue, parmi de nombreux autres facteurs, au sentiment que la parole est sans valeur. Mais si les êtres parlants sont d’avance discrédités, c’est toute la société qui se défait et l’humiliation peut ici engendrer, par contrecoup, cette parole survalorisée que l’on appelle le fanatisme
mécanismes de l’humiliation
qu’est-ce donc qu’humilier ? L’humiliation touche à la fois à l’estime de quelqu’un à ses propres yeux et au respect que les autres ont de lui.
L’humiliation est une atteinte à l’estime de soi. On se moque de quelqu’un pour le renvoyer dans son coin. On lui fait honte de son expression, ce qui est le fond de la honte. Bref, on empêche quelqu’un de se montrer, de montrer « qui » il est, de quoi il est capable. Le plus grave, dans l’humiliation, c’est la manière dont on peut amener quelqu’un à se défaire lui-même de sa dignité, de son estime de soi, pour survivre, pour rester inclus dans le groupe.
On fait honte aux gens de leur appartenance, de leur identité, de leur forme de vie. Ces groupes réprimés dans leur expression, comme toutes les personnes profondément atteintes dans leur estime de soi, ont ainsi intériorisé leur propre invisibilité : ils en garderont une incapacité à se montrer, à montrer « qui » ils sont. Ce premier mécanisme est fondamental.
Le second ne l’est pas moins. L’humiliation est une atteinte au respect de soi, à la décence, à la vie privée. Cela se produit chaque fois que quelque chose qui nous est intime est dévoilé dans l’espace public. d’où l’importance de la ville comme lieu où la médisance disparaît grâce à l’anonymat. Il y a là une libération de la pression de devoir sans cesse s’expliquer, se justifier. A cet égard, le droit d’habiter est une garantie fondamentale de ce droit de retrait : ceux qui sont « sans domicile fixe » sont en permanence forcés de se montrer. Ils sont ainsi privés de la possibilité de se soustraire au regard d’autrui.
On peut toujours basculer dans une société de surveillance, où cette séparation entre vie publique et vie privée est délibérément abattue : c’est ce qui caractérise les sociétés totalitaires. Avec l’emprise de l’internet et l’accélération numérique, nos sociétés ont été soumises à un principe d’échange universel et d’ouverture générale : les calomnies et les amalgames, les insultes et les mensonges circulent en toute impunité.
Sortir de l’humiliation
Il faudrait donc cesser d’être insensibles à l’humiliation, celle que nous faisons subir ou que nous subissons, celle que nous voyons d’autres subir. Mais pourquoi est-elle si peu perçue, si omniprésente mais comme invisible, peu nommée ? Pourquoi sommes-nous plus aisément indignés par l’injustice ou révulsés par la violence que révoltés par l’humiliation ?
Il s’agit d’un sentiment extrêmement relatif et ambivalent. On peut se sentir humilié sans raison valable, ou avoir toutes les raisons d’être humilié et ne pas se sentir humilié ! Toute institution peut paraître humiliante pour un anarchiste ou un ultra-libéral. A l’inverse, d’après la conception stoïcienne, aucune institution ne peut humilier et aucune forme de société ne saurait être humiliante pour qui a atteint un minimum de maîtrise de soi. L’esclavage n’atteint pas l’esclave : Épictète était esclave et fut pourtant le maître à penser d’empereurs. Il faudrait ainsi faire l’histoire un peu fine de ce sentiment, comme baromètre de la société. On s’apercevrait sans doute que le christianisme et le stoïcisme, pour une fois conjugués, nous ont appris à être humbles, détachés, modestes, pas même « humiliables », au fond, complètement insensibles à l’humiliation et donc assez désarmés à son égard.
Pour lever les mécanismes d’insensibilisation à l’humiliation, tant subie qu’agie, il faut autoriser la perception de l’humiliation. c’est ici le rôle exemplaire des institutions. Nos institutions traitent-elles les gens avec dignité ? Si nous ne parvenons pas à constituer une société juste ou non violente, il faudrait au moins essayer de mettre en œuvre une société la moins humiliante possible.
La puissance publique devrait être exemplaire dans la vigilance à toute forme d’humiliation dans les institutions qui sont de son ressort. Cependant, les institutions ne sont rien sans ceux qui l’exercent ou en sont les usagers. Finalement, c’est dans la rue et l’environnement quotidien que cela se passe, avec chacun de nous comme citoyens. Il y a comme un pacte implicite qui fait de chaque personne un citoyen : la promesse proprement civique de n’être jamais humiliant à l’égard de qui que ce soit, d’exercer cette vertu délicate qu’on appelle la politesse, la civilité, qui consiste en même temps à faire place à l’autre, à le faire entendre, à le considérer et à ne pas le forcer à se montrer, à ne pas forcer sa pudeur.
Cette vertu majeure doit être tressée avec deux autres. Avec la vertu civique du courage, qui ne demande pas la sécurité, mais qui est, au contraire, prête à prendre sur soi, à se déplacer pour assumer et prendre en charge. Avec cette autre vertu civique qu’est la gratitude : plutôt que de réclamer nos droits, que nous commencions par nous retourner pour reconnaître tout ce que nous devons aux autres et à nos prédécesseurs, cet infini endettement mutuel qui fait la société et le monde.
(extraits d’un article de Olivier Abel)